Résumé : universitaire de formation et de profession, Arnold Toynbee (1889-1975) a passé la guerre comme propagandiste, produisant des textes de propagande contre l’Allemagne et l’Empire ottoman, en particulier deux brochures qu’il a rédigées seul (Armenia. The Murder of a Nation en 1915, puis The Murderous Tyranny of the Turk en 1917), et un recueil de textes dont il est le principal commentateur et compilateur (The Treatment of Armenians in the Ottoman Empire, 1916). Le recueil de 1916 contient — entre autres — des falsifications et des textes d’origine plus que douteuse.
Après la Première Guerre mondiale, a renié publiquement plusieurs
affirmations essentielles de ses publications propagandistes (publications qu’il n’a jamais fait rééditer), notamment le
racisme explicite de sa brochure de 1917, l’affirmation selon laquelle le
déplacement forcé d’Arméniens, en 1915-1916, était un acte injustifié, et le
déni des massacres de Turcs. Il semble qu’en privé il soit allé encore plus loin.
Arnold Toynbee, Armenia.
The Murder of a Nation,
Londres-New York-Toronto, Hodder & Stoughton, 1915, p. 69 :
« Toutes ces horreurs, aussi bien le crime concerté que les raffinements
locaux, ont été infligées aux Arméniens sans qu’il y ait eu l’ombre d’une
provocation. »
Arnold Toynbee, The
Treatment of Armenians in the Ottoman Empire (aussi appelé « Livre bleu »), Londres, G. P. Putnam’s Sons, 1916, p. 639 :
« Les habitants arméniens de Van, alertés par le sort des villageois
et par ce dernier crime des plus sinistres, se préparèrent, en cas de besoin, à
l'autodéfense [affirmation dépourvue
de tout rapport avec la réalité]. Leur action fut justifiée par Djevdet Bey
lui-même, car il avait établi un cordon autour des faubourgs de Van, où vivait
la majorité de la population arménienne, et, le 20 avril, il déchaîna ses
troupes sur eux sans provocation. »
Lettre d’un Arménien des
Pays-Bas à Boghos Nubar, via Genève, mai 1917, copiée par le ministère français
des Affaires étrangères et reproduite dans Hasan Dilan (éd.), Les Événements arméniens dans les documents
diplomatiques français. 1914-1918, Ankara, TTK, 2005, tome III, pp. 8-9
(les passages soulignés le sont dans l’original) :
« RECTIFICATION À APPORTER AU LIVRE DE LORD BRYCE SUR LES ARMÉNIENS
Lord Bryce m’a envoyé directement son livre [livre cité ci-dessus, et en fait rédigé pour l’essentiel par Toynbee]
et je continue à correspondre avec lui, afin de corriger les erreurs
éventuelles dans les rapports, et pour rester en relations avec lui à cause du sort futur des Arméniens.
Malheureusement, il se trouve parmi les rapports venant d’Ourfa recueillis
dans le livre de Bryce un rapport n° 134, p. 530, qui est inventé de toutes
pièces. On y accuse à tort M. Eckart (par erreur écrit Eckhard) d’avoir pris
une part active au massacre. D’après ce rapport, Eckart serait venu à Ourfa
comme missionnaire et espion, et c’est lui qui serait responsable de
la triple répétition des massacres. Il serait capitaine d’artillerie
allemand et aurait saccagé le quartier arménien et annihilé la population
arménienne d’Ourfa.
Sur sa demande, on aurait emprisonné Messieurs Abraham Attarian, Salomon
Effendi Kenadjian, A. Abouhayatian et Hagopian. Tout cela est des mensonges
inventés, dans le but évident de rendre les Allemands responsables des
massacres. M. Eckart est depuis 20 ans mon ami et collaborateur ; il était
pendant 20 ans directeur de son orphelinat arménien et de l’industrie qui s’y
rattache. Il a voué toute son activité au peuple arménien. Il est instituteur
de son métier et n’a jamais fait de service militaire. Il n’a jamais
tiré un coup de canon et ne connaît pas l’odeur de la poudre. […]
M. [Jakob] Künzler, qu’on donne à
tort comme source d’information est au service de ma mission et un ami de M.
Eckart. »
Commentaire : ce faux, publié dans un journal
nationaliste arménien de New York, est maintenu, moyennant une correction très
partielle dans une note de bas de page, dans l’édition française du Livre bleu, parue en 1917 (pp.
463-464).
James Morgan Read, Atrocity
Propaganda, New
Haven-Londres, Yale University Press/Oxford University Press, 1941, p. 221 :
« Il est aussi nécessaire d’ajouter que l’impression générale, après avoir
lu ces pages de détails poignants concernant des actes aussi énormes, telles
que recueillies dans le Livre bleu, est que la plus grande part repose sur des
on-dit. »
Justin McCarthy, The Turk in
America. The Creation of an Enduring Prejudice, Salt Lake City, University
of Utah Press, 2010, p. 426, n. 214 :
« Barton [responsable
missionnaire américain et fournisseur de documents pour le Livre bleu] a
admis son ignorance dans plusieurs lettres (par exemple, FO 96/205, Barton à
Toynbee, Boston, 1er mai 1916) :
“Mon cher Monsieur Toynbee,
Je regrette vivement que nous ne soyons pas en mesure de compléter les
documents que notre comité a publiés sous forme d'épreuves pour la presse,
datés du 4 octobre 1915. La plupart de
ces documents ne sont pas ici ; en fait, beaucoup d'entre eux ne nous sont
pas accessibles. Je doute que les noms de nombreux lieux soient
particulièrement significatifs.
Dans les notes de Mme Christie, les noms ne nous ont pas été
fournis.
Je vous prie d'agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.
James L. Barton” »
Commentaire : malgré cet aveu, ces textes ont été publiés…
William H. McNeill, Arnold
Toynbee. A Life, Oxford-New York, Oxford University Press, 1989, p. 74 :
« Plus tard, Toynbee a senti que cette présentation déséquilibrée
trahissait la vérité historique. Ses sympathies, de fait, s’inversèrent, en
partie du moins, parce qu’il sentait qu’il avait été injuste envers les Turcs
et qu’il devait expier cette faute. »
Arnold Toynbee, The
Western Question in Greece and Turkey, Londres-Bombay-Sydney,
Constable & C°, 1922 :
« Or, au moment même où l'accord [sur
le partage de l’Empire ottoman] était en cours de conclusion, j'étais
employé par le gouvernement de Sa Majesté pour compiler tous les documents
disponibles sur le traitement récent des Arméniens par le gouvernement turc
dans un “Livre bleu” qui a été dûment publié et distribué comme propagande de
guerre ! » (p. 50)
« Mon épouse et moi sommes également témoins des atrocités commises
par les Grecs dans les régions de Yalova, Gemlik et Ismid, sur lesquelles
portent en grande partie les rapports de ces derniers enquêteurs [Maurice Gehri et une commission
anglo-franco-italienne]. Nous n’avons pas seulement recueilli de nombreuses
preuves matérielles : maisons incendiées et pillées, cadavres récents et
survivants terrorisés. Nous avons également été témoins de vols commis par des
civils grecs et d’incendies criminels commis par des soldats grecs en uniforme.
Nous avons également obtenu des preuves convaincantes que des atrocités
similaires à celles que nous avions observées dans les environs de la Marmara
en mai et juin 1921 avaient été commises depuis la même date dans de vastes
zones du reste des territoires grecs occupés. » (pp. 259-260)
« […] il est bien possible que, comme l’affirment les Turcs, les atrocités
contre les Arméniens en 1915 aient été précédées d’une provocation similaire. »
(p. 276)
Commentaire : Toynbee renie par cette phrase une
des affirmations principales de ses publications propagandistes de la Première
Guerre mondiale (voir ci-dessus).
« Préjugés occidentaux (passim)
Toynbee, Arnold J. : “The Murderous
Tyranny of the Turks”. (Londres,
1917, Hodder & Stoughton.) [Un exemple — pas pire, peut-être, que la
moyenne — de l’attitude erronée envers la “question d’Orient”.] » (p. 282)
Commentaire : Toynbee renie ici nommément et
entièrement une des brochures qu’il a publiées durant la guerre.
« Pendant la guerre européenne [1914-1918],
alors qu’en Angleterre, certains invoquaient l'ascendance nomade des Turcs
ottomans afin de rendre compte du meurtre de 600 000 Arméniens, 500 000 nomades
turcophones d’Asie centrale, appartenant à la Confédération kirghizo-kazake,
étaient exterminés — également en exécution d’ordres supérieurs — par ce “le
plus juste de l'humanité”, le muzhik russe. Des hommes, des femmes et des
enfants ont été abattus ou ont été mis à mort de la façon la plus horrible, en
se faisant voler leurs animaux et leur équipement, puis en étant chassés en
plein hiver pour périr dans la montagne ou dans le désert. Quelques chanceux se
sont échappés en passant de l'autre côté de la frontière chinoise. Ces
atrocités ont été courageusement dénoncées et dénoncées par M. Kerensky à la
Douma avant la première révolution russe, mais qui a écouté ou s'en est soucié
? Ni le gouvernement du tsar, ni le grand public occidental. » (p. 342)
« Leurs crimes [ceux des Turcs] sont indéniablement exagérés dans les dénonciations
populaires publiées en Occident, et les crimes similaires commis par des
chrétiens d’Orient sont presque toujours passés sous silence. » (p. 354)
Commentaire : l’omission des crimes commis par des
Arméniens, des Assyriens et des Grecs est justement une des trois
publications de Toynbee durant la guerre ; il le savait mieux que
personne. Il admet par ailleurs une « part d’exagération » est à
défalquer du Livre bleu (« The Truth about Near East Atrocities », Current History, XVIII-4, juillet 1923,
p. 546).
Arnold Toynbee, « The Dénouement in the Near East », Contemporary Review, octobre 1922, p.
414 :
« En second lieu, les Grecs, au moment de leur sortie, ont
manifestement répété à grande échelle ces crimes de massacre, d'incendie
criminel et de pillage dont ils ont donné un exemple local lors de l'évacuation
de la ville d'Ismid en juin 1921. Voici le récit de ces horreurs par un témoin
oculaire américain* :
“Sans livrer bataille à aucun moment après la chute d'Ushak, l'armée
grecque a ravagé la campagne, incendiant villages, détruisant ponts, laissant
derrière elle une confusion sans issue.
Ushak est rasée. Alashehr n'est plus qu'un amas de ruines fumantes. Aïdin est plus qu'à moitié détruite. Du sommet du col
de montagne au-dessus de Magnésie, j'ai vu cette ville s'élever en fumée.
Partout où les troupes grecques passaient, villages et villes étaient
incendiés. De Panderma vers Brusa, à perte de vue, s'étendaient les hameaux en flammes.
L'armée grecque a évacué — certes, mais elle a laissé l'Anatolie occidentale en
ruines.
Des récits d'horreur indescriptible ont été rapportés au quartier général
de l'armée grecque par des réfugiés chrétiens et des hommes d'affaires
américains de retour de l'intérieur. Un Américain de renom m'a rapporté que les
Grecs d'Aïd al-Adha avaient rassemblé un grand nombre de musulmans dans la
mosquée, avaient jeté des bombes sur eux, puis avaient incendié le bâtiment.
Une autre histoire provient des villages plus éloignés, où des femmes et des
enfants ont été brûlés lorsque la mosquée a été incendiée. Ce ne sont là que
deux des nombreuses histoires racontées, non par des propagandistes, mais par
des chrétiens et des Américains témoins de ces actes.
Une armée incontrôlable, une armée orientale, est capable de choses
terribles.”
Avant la publication de ce télégramme, l'auteur avait déjà reçu d'un ami
britannique à Smyrne une lettre privée datée du 31 août 1922, dans laquelle
figure le passage suivant :
“Un de nos Arméniens, descendu hier de Nazli, nous raconte avec une satisfaction apparente
que, lorsque les Grecs ont réoccupé Ortakeui l'autre jour, le commandant a
donné l'ordre de détruire quinze villages turcs de la région avec leurs
habitants, et que cet ordre a été immédiatement exécuté. À quoi pouvons-nous
nous attendre lorsque les Turcs en auront l'occasion ?”
* M. John Clayton, correspondant du Chicago
Tribune (télégramme publié dans le Daily
Telegraph du 12 septembre 1922). »
Stanford Jay Shaw, From
Empire to Republic. The Turkish War of National Liberation, 1918-1923,
Ankara, TTK, 2000, tome I, p. 62, n. 21 :
« Toynbee a admis devant Robert Zeidner en juin 1957 et devant l’auteur de ce livre,
quand il a visité Harvard, en 1959, que les volumes qu’il a publiés durant la
Première Guerre mondiale étaient “de la pure propagande de guerre”,
contrairement aux livres qu’ils a rédigés ultérieurement : Zeidner, The Tricolor over the Taurus, p.
112. »
Arnold Toynbee, Acquaintances,
Londres-New York-Toronto, Oxford University Press, 1967, pp. 241-242 :
« Depuis la guerre russo-turque de 1877-1878, la diaspora arménienne vivant dans le nord-est de l’Empire ottoman nourrissait des ambitions politiques. Comme la diaspora grecque plus à l’ouest de l’Anatolie, les Arméniens espéraient pouvoir, un jour, se tailler un État successeur sur des territoires ottomans. Ces aspirations politiques, arméniennes et grecques, n’étaient pas justifiées ; elles étaient le fait de minorités dispersées dans une majorité turque. Leurs aspirations ne menaçaient pas seulement de briser l’Empire turc ; elles ne pouvaient être mises en œuvre sans causer une grave injustice au peuple turc lui-même. Pour la Turquie, la question arménienne en était arrivée à un point critique lorsque le pays est intervenu dans la Première Guerre mondiale, quand les Russes ont battu les forces turques qui tentaient d’envahir le Caucase et quand ils ont envahi le nord-est de la Turquie. Les autorités turques sont arrivées à la conclusion que la population arménienne pouvait servir aux envahisseurs de ce qui s’appelle aujourd’hui une cinquième colonne. Elles ont donc décidé de déporter les Arméniens des zones concernées par la guerre, et cela, en soi, peut passer pour une mesure légitime de sécurité. »
Lire aussi, sur Arnold Toynbee et la manipulation de ce qu’il a réellement
écrit :
L’urologue Yves Ternon : menteur sous
serment
Sur une autre évolution de ce genre :
L’évolution et les remords de James Barton
Sur les missionnaires :
L’ingratitude de Vahan Cardashian envers
les missionnaires américains
Sur l’usage récurrent de faux et de sources plus que douteuses par le
nationalisme arménien et ses perroquets :
Florilège des manipulations de sources
dont s’est rendu coupable Taner Akçam
Sur le rôle de cinquième colonne joué par les nationalistes
arméniens :
La nature contre-insurrectionnelle du
déplacement forcé d’Arméniens ottomans en 1915
1914-1915 : la mobilisation du
nationalisme arménien au service de l’expansionnisme russe
Le caractère mûrement prémédité de la
révolte arménienne de Van (avril 1915)
Le 24 avril 1915 : mythe, réalités,
contexte
Sur les massacres de Turcs :
Les massacres de musulmans et de juifs
anatoliens par les nationalistes arméniens (1914-1918)
Turcs, Arméniens : les violences et
souffrances de guerre vues par des Français
Le « négationnisme » d’Yves Ternon et
Pierre Tévanian
Sur la politique arménienne des Jeunes-Turcs :
Le grand vizir Sait Halim Pacha et les
Arméniens
Le rôle des Arméniens loyalistes dans
l’Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale
Artin Boşgezenyan : un Jeune-Turc à la
Chambre des députés ottomane
Sur la guerre gréco-turque :
Aram Effendi et Süleyman al-Boustani contre les crimes de guerre grecs (1922)



