Procès de l’attentat d’Orly :
dépositions et plaidoirie, Ankara, Université d’Ankara, 1985 :
« Monsieur
le Président,
Je suis un citoyen turc d’origine arménienne. J’ai accepté de comparaître
devant votre Cour avec la conscience en paix, non pas dans le but de me mettre
en avant, mais afin de décrire ma vie en tant que citoyen turc d’origine
arménienne. Je vous prie de bien vouloir m’excuser du fait que je serai
contraint de vanter mes propres mérites. Je ne puis faire autrement dès lors
que je souhaite vous dépeindre correctement le mode de vie actuel des Arméniens
de Turquie, citoyens égaux aux autres citoyens de ce pays devant la loi et qui
ne subissent aucune espèce de discrimination. J’exerce les fonctions de maître
de conférences de physique à l’Université du Bosphore à Istanbul. Je suis né à
Istanbul en 1944 et j’ai fait mes études primaires, secondaires et universitaires
en Turquie. Apres avoir obtenu mon diplôme universitaire, j’ai bénéficié d’une bourse en vue d’effectuer des études
complémentaires à l’Université de Chicago. J’ai achevé mon doctorat en physique
le 17 décembre 1971 et suis retourné en Turquie de mon plein gré, bien que
j’eusse la possibilité de trouver du travail à l’étranger grâce à ma formation.
J’ai tout d’abord été nommé assistant de physique à l’Université technique
du Moyen-Orient à Ankara. J’ai accompli
mon service militaire de 1973 à 1975 (je tiens à rappeler à la Cour que c’était
l’époque de la crise de Chypre) en tant qu’officier de réserve au Département
de Recherche et de Développement du Ministère de la Défense, division sensible
où j’avais accès à des documents confidentiels. Il y avait dans ce
département trois autres officiers de réserve faisant partie de minorités non
musulmanes, à savoir un Arménien et deux Israélites. Après avoir achevé mon
service militaire, j’ai repris mon travail à l’Université. J’exerce mes
fonctions actuelles à l’Université du Bosphore à Istanbul depuis 1977.
Je n’ai été soumis à aucune
forme de discrimination en raison de mon origine arménienne, mise en évidence
par mon nom de famille,
que ce soit durant mon enfance et mes études ou au cours de ma carrière universitaire.
J’ai exactement le même statut professionnel que mes camarades d’université de
confession musulmane, j’exerce les mêmes fonctions et jouis des mêmes droits et
privilèges qu’eux. Je n’ai pas non plus constaté une quelconque discrimination
sociale, la plupart de mes amis sont des Turcs musulmans et ils me traitent en
camarade, comme ils le feraient de n’importe lequel de leurs amis musulmans. Je
n’ai pas davantage observé une réaction à mon égard ou envers les autres
Arméniens en raison de la récente vague d’incidents tragiques [les attentats perpétrés
depuis 1973 par des terroristes arméniens], ni même suite à la regrettable
présence de deux citoyens turcs d’origine arménienne [Soner Nayir, finalement
condamné à quinze ans de réclusion criminelle et Ohannes Semerci, condamné à
dix ans] parmi les auteurs suspectés de la tragédie d’Orly qui fait l’objet de
ce procès. Mes étudiants à l’université eux-mêmes ont continué à me témoigner
un respect absolu.
Je suis sûr que la plupart d’entre vous ont des enfants et qu’ils attachent une grande importance à leur éducation. Le professeur auquel les enfants sont confiés joue un rôle important sur le développement de leur intelligence et de leur personnalité. Il s’agit là d’un problème dont les gouvernements sont spécialement conscients, à la fois parce qu’ils sont responsables de l’éducation des jeunes envers leurs parents et parce que c’est la formation des générations qui seront appelées à diriger le pays un jour qui est en cause. Et lorsqu’il s’agit de formation universitaire, l’importance du problème se trouve encore accrue par le fait qu’on a affaire à des individus dont le rôle et la place dans la société seront de premier plan.
Le fait que le gouvernement turc m’a reconnu le droit d’enseigner à la
jeunesse turque, et ce au niveau de sa formation universitaire, constitue
peut-être la meilleure preuve de ce qu’il ne pratique aucune discrimination à
l’endroit des citoyens d’origine arménienne. Il y a de surcroît dans ma propre université 19 autres enseignants et 2
membres du personnel administratif non musulmans. Les enseignants sont
répartis entre 10 départements distincts, et l’un d’entre eux est
vice-président du Département d’Electrotechnique. En ce qui concerne les autres
universités, je sais que celles d’lstanbul, d’Ankara (Université technique du
Moyen-Orient) et d’Edirne (Université de Thrace) occupent des enseignants non
musulmans.
Je voudrais citer certains des mandats administratifs qui m’ont été confiés
au cours de ma carrière :
— Membre d’une
commission chargée de réorganiser le fichier du personnel de l’Université ;
— Président par
interim du Département d’informatique ;
— Membre d’une
commission consultative spéciale sur les données informatiques de l’Office
national du Plan, un organisme directement attaché à la présidence du Conseil.
J’ai également donné des
cours ou dirigé des séminaires dans une série d’institutions universitaires
situées en dehors d’Istanbul : l’Université technique de la Mer Noire à
Trabzon, l’Université de Kocaeli, l’Université de Çukurova à Adana et
l’Université de Thrace à Edirne. J’ai reçu de plusieurs de mes supérieurs hiérarchiques des témoignages
d’appréciation et d’amitié et des lettres de remerciements. Je pourrais en
soumettre certains à votre Cour. Je voudrais mentionner tout spécialement le
prix d’encouragement aux jeunes chercheurs qui m’a été décerné par le Conseil
turc de la recherche scientifique et technique.
En ma qualité de membre, de la communauté arménienne d’Istanbul, je suis
libre d’assister aux services religieux lorsque je le souhaite. Nous avons à Istanbul plus de trente
églises, qui sont toutes en fonction et où les services sont organisés
librement. Les cérémonies telles que les baptêmes, les mariages, les
funérailles et les inhumations ont lieu dans le respect de nos traditions. Nous avons plus de vingt écoles qui
dispensent des cours depuis le jardin d’enfants jusqu’à la fin des études
secondaires. Mes deux filles étudient dans des écoles arméniennes. Les
cours d’arménien et de religion (chrétienne) ainsi que ceux de mathématiques et
de sciences y sont donnés en arménien par des professeurs d’origine arménienne.
Notre hôpital a fêté récemment son 150e anniversaire. Nous avons également
deux orphelinats et un home pour personnes âgées. Toutes ces institutions
sociales sont gérées par des fondations, elles-mêmes administrées par des
conseils d’administration composés de citoyens d’origine arménienne élus par
leurs pairs.
En ce qui concerne les manifestations culturelles, elles consistent
notamment en représentations théâtrales en arménien et en spectacles de musique
et de folklore. Le gouverneur [préfet] d’Istanbul a récemment honoré de sa
présence une représentation du groupe folklorique arménien Maral. La radio
d’Etat turque diffuse des œuvres de compositeurs arméniens, tant dans ses
programmes de musique classique (Khatchatourian) que de musique turque (Nerses
Efendi, Tatyos Efendi, Bimenchen, Astik Agha).
L’année dernière, l’Orchestre symphonique d’État d’Ankara a interprété la
suite Gayaneh. Une exposition de tableaux d’un peintre d’origine arménienne
vient de s’ouvrir. Une soprano, d’origine arménienne est l’une des premières
cantatrices de l’Opéra d’Istanbul. Nous avons deux quotidiens arméniens, dont
l’un [Jamanak] vient de fêter son
soixante-quinzième anniversaire, et dont l’autre s’apprête à célébrer le
quarante-cinquième. Nous avons également quelques magazines, dont la revue de
théâtre et de culture Kulis, qui est
peut-être la plus ancienne publication du genre en arménien. Les citoyens d’origine arménienne de
confession catholique romaine pratiquent eux aussi librement leurs activités
religieuses et gèrent leurs propres écoles, hôpitaux et églises sous le couvert
de fondations.
Sur le plan économique, la
communauté arménienne est plus aisée que la moyenne des habitants d’Istanbul et
de la Turquie dans son ensemble. Les dirigeants de la communauté arménienne, y compris Sa Sainteté le
Patriarche d’Istanbul, ont souligné à de nombreuses reprises dans des
communiqués de presse diffusés tant en Turquie qu’à l’étranger le fait que les
membres de cette communauté vivent confortablement en tant que citoyens à part
entière de la République, de Turquie.
Les Arméniens ont été un des premiers peuples à adopter la foi chrétienne.
Les principes chrétiens s’opposent radicalement à ce que l’on
tue, frappe, entretienne des sentiments de haine ou aspire à se venger. Au
contraire le christianisme repose sur l’amour fraternel et la coopération
mutuelle. Nous devons obéissance à ces principes, faute de quoi l’église ne
serait qu’un bâtiment où l’on vient s’asseoir, se lever et chanter.
La communauté arménienne d’Istanbul a considéré, en tant que communauté
profondément chrétienne, comme un devoir de conscience de manifester sa désapprobation et sa vive douleur devant les actes répétés de violence et
de terreur. Le but essentiel de ma présence aujourd’hui est de vous faire
part des sentiments de fraternité, de respect mutuel et d’amour qui
caractérisent les relations entre tous les citoyens turcs, quelle que soit leur
appartenance religieuse, et d’exprimer ma profonde douleur devant ces manifestations
inhumaines et non chrétiennes de
violence et de terreur. Au nom du genre humain, je souhaite que l’atmosphère
de compréhension mutuelle, de coopération et de fraternité qui règne en Turquie
aujourd’hui puisse s’étendre de manière durable au reste du monde. En formulant
ce vœu, je pense exprimer non seulement ma propre pensée et celle de tous les
citoyens turcs, indépendamment de leur race et de leur religion, mais également
sans doute celle de tous les hommes de bon sens. »
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