dimanche 6 décembre 2020

Le témoignage d’Avedis Simon Hacinliyan au procès de l’attentat d’Orly


  


Procès de l’attentat d’Orly : dépositions et plaidoirie, Ankara, Université d’Ankara, 1985 :

 

« Monsieur le Président,

 

Je suis un citoyen turc d’origine arménienne. J’ai accepté de comparaître devant votre Cour avec la conscience en paix, non pas dans le but de me mettre en avant, mais afin de décrire ma vie en tant que citoyen turc d’origine arménienne. Je vous prie de bien vouloir m’excuser du fait que je serai contraint de vanter mes propres mérites. Je ne puis faire autrement dès lors que je souhaite vous dépeindre correctement le mode de vie actuel des Arméniens de Turquie, citoyens égaux aux autres citoyens de ce pays devant la loi et qui ne subissent aucune espèce de discrimination. J’exerce les fonctions de maître de conférences de physique à l’Université du Bosphore à Istanbul. Je suis né à Istanbul en 1944 et j’ai fait mes études primaires, secondaires et universitaires en Turquie. Apres avoir obtenu mon diplôme universitaire, j’ai bénéficié d’une bourse en vue d’effectuer des études complémentaires à l’Université de Chicago. J’ai achevé mon doctorat en physique le 17 décembre 1971 et suis retourné en Turquie de mon plein gré, bien que j’eusse la possibilité de trouver du travail à l’étranger grâce à ma formation.

J’ai tout d’abord été nommé assistant de physique à l’Université technique du Moyen-Orient à Ankara. J’ai accompli mon service militaire de 1973 à 1975 (je tiens à rappeler à la Cour que c’était l’époque de la crise de Chypre) en tant qu’officier de réserve au Département de Recherche et de Développement du Ministère de la Défense, division sensible où j’avais accès à des documents confidentiels. Il y avait dans ce département trois autres officiers de réserve faisant partie de minorités non musulmanes, à savoir un Arménien et deux Israélites. Après avoir achevé mon service militaire, j’ai repris mon travail à l’Université. J’exerce mes fonctions actuelles à l’Université du Bosphore à Istanbul depuis 1977.

Je n’ai été soumis à aucune forme de discrimination en raison de mon origine arménienne, mise en évidence par mon nom de famille, que ce soit durant mon enfance et mes études ou au cours de ma carrière universitaire. J’ai exactement le même statut professionnel que mes camarades d’université de confession musulmane, j’exerce les mêmes fonctions et jouis des mêmes droits et privilèges qu’eux. Je n’ai pas non plus constaté une quelconque discrimination sociale, la plupart de mes amis sont des Turcs musulmans et ils me traitent en camarade, comme ils le feraient de n’importe lequel de leurs amis musulmans. Je n’ai pas davantage observé une réaction à mon égard ou envers les autres Arméniens en raison de la récente vague d’incidents tragiques [les attentats perpétrés depuis 1973 par des terroristes arméniens], ni même suite à la regrettable présence de deux citoyens turcs d’origine arménienne [Soner Nayir, finalement condamné à quinze ans de réclusion criminelle et Ohannes Semerci, condamné à dix ans] parmi les auteurs suspectés de la tragédie d’Orly qui fait l’objet de ce procès. Mes étudiants à l’université eux-mêmes ont continué à me témoigner un respect absolu.

Je suis sûr que la plupart d’entre vous ont des enfants et qu’ils attachent une grande importance à leur éducation. Le professeur auquel les enfants sont confiés joue un rôle important sur le développement de leur intelligence et de leur personnalité. Il s’agit là d’un problème dont les gouvernements sont spécialement conscients, à la fois parce qu’ils sont responsables de l’éducation des jeunes envers leurs parents et parce que c’est la formation des générations qui seront appelées à diriger le pays un jour qui est en cause. Et lorsqu’il s’agit de formation universitaire, l’importance du problème se trouve encore accrue par le fait qu’on a affaire à des individus dont le rôle et la place dans la société seront de premier plan.

Le fait que le gouvernement turc m’a reconnu le droit d’enseigner à la jeunesse turque, et ce au niveau de sa formation universitaire, constitue peut-être la meilleure preuve de ce qu’il ne pratique aucune discrimination à l’endroit des citoyens d’origine arménienne. Il y a de surcroît dans ma propre université 19 autres enseignants et 2 membres du personnel administratif non musulmans. Les enseignants sont répartis entre 10 départements distincts, et l’un d’entre eux est vice-président du Département d’Electrotechnique. En ce qui concerne les autres universités, je sais que celles d’lstanbul, d’Ankara (Université technique du Moyen-Orient) et d’Edirne (Université de Thrace) occupent des enseignants non musulmans.

Je voudrais citer certains des mandats administratifs qui m’ont été confiés au cours de ma carrière :

— Membre d’une commission chargée de réorganiser le fichier du personnel de l’Université ;

— Président par interim du Département d’informatique ;

— Membre d’une commission consultative spéciale sur les données informatiques de l’Office national du Plan, un organisme directement attaché à la présidence du Conseil.

J’ai également donné des cours ou dirigé des séminaires dans une série d’institutions universitaires situées en dehors d’Istanbul : l’Université technique de la Mer Noire à Trabzon, l’Université de Kocaeli, l’Université de Çukurova à Adana et l’Université de Thrace à Edirne. J’ai reçu de plusieurs de mes supérieurs hiérarchiques des témoignages d’appréciation et d’amitié et des lettres de remerciements. Je pourrais en soumettre certains à votre Cour. Je voudrais mentionner tout spécialement le prix d’encouragement aux jeunes chercheurs qui m’a été décerné par le Conseil turc de la recherche scientifique et technique.

En ma qualité de membre, de la communauté arménienne d’Istanbul, je suis libre d’assister aux services religieux lorsque je le souhaite. Nous avons à Istanbul plus de trente églises, qui sont toutes en fonction et où les services sont organisés librement. Les cérémonies telles que les baptêmes, les mariages, les funérailles et les inhumations ont lieu dans le respect de nos traditions. Nous avons plus de vingt écoles qui dispensent des cours depuis le jardin d’enfants jusqu’à la fin des études secondaires. Mes deux filles étudient dans des écoles arméniennes. Les cours d’arménien et de religion (chrétienne) ainsi que ceux de mathématiques et de sciences y sont donnés en arménien par des professeurs d’origine arménienne. Notre hôpital a fêté récemment son 150e anniversaire. Nous avons également deux orphelinats et un home pour personnes âgées. Toutes ces institutions sociales sont gérées par des fondations, elles-mêmes administrées par des conseils d’administration composés de citoyens d’origine arménienne élus par leurs pairs.

En ce qui concerne les manifestations culturelles, elles consistent notamment en représentations théâtrales en arménien et en spectacles de musique et de folklore. Le gouverneur [préfet] d’Istanbul a récemment honoré de sa présence une représentation du groupe folklorique arménien Maral. La radio d’Etat turque diffuse des œuvres de compositeurs arméniens, tant dans ses programmes de musique classique (Khatchatourian) que de musique turque (Nerses Efendi, Tatyos Efendi, Bimenchen, Astik Agha).

L’année dernière, l’Orchestre symphonique d’État d’Ankara a interprété la suite Gayaneh. Une exposition de tableaux d’un peintre d’origine arménienne vient de s’ouvrir. Une soprano, d’origine arménienne est l’une des premières cantatrices de l’Opéra d’Istanbul. Nous avons deux quotidiens arméniens, dont l’un [Jamanak] vient de fêter son soixante-quinzième anniversaire, et dont l’autre s’apprête à célébrer le quarante-cinquième. Nous avons également quelques magazines, dont la revue de théâtre et de culture Kulis, qui est peut-être la plus ancienne publication du genre en arménien. Les citoyens d’origine arménienne de confession catholique romaine pratiquent eux aussi librement leurs activités religieuses et gèrent leurs propres écoles, hôpitaux et églises sous le couvert de fondations.

Sur le plan économique, la communauté arménienne est plus aisée que la moyenne des habitants d’Istanbul et de la Turquie dans son ensemble. Les dirigeants de la communauté arménienne, y compris Sa Sainteté le Patriarche d’Istanbul, ont souligné à de nombreuses reprises dans des communiqués de presse diffusés tant en Turquie qu’à l’étranger le fait que les membres de cette communauté vivent confortablement en tant que citoyens à part entière de la République, de Turquie.

Les Arméniens ont été un des premiers peuples à adopter la foi chrétienne. Les principes chrétiens s’opposent radicalement à ce que l’on tue, frappe, entretienne des sentiments de haine ou aspire à se venger. Au contraire le christianisme repose sur l’amour fraternel et la coopération mutuelle. Nous devons obéissance à ces principes, faute de quoi l’église ne serait qu’un bâtiment où l’on vient s’asseoir, se lever et chanter.

La communauté arménienne d’Istanbul a considéré, en tant que communauté profondément chrétienne, comme un devoir de conscience de manifester sa désapprobation et sa vive douleur devant les actes répétés de violence et de terreur. Le but essentiel de ma présence aujourd’hui est de vous faire part des sentiments de fraternité, de respect mutuel et d’amour qui caractérisent les relations entre tous les citoyens turcs, quelle que soit leur appartenance religieuse, et d’exprimer ma profonde douleur devant ces manifestations inhumaines et non chrétiennes de violence et de terreur. Au nom du genre humain, je souhaite que l’atmosphère de compréhension mutuelle, de coopération et de fraternité qui règne en Turquie aujourd’hui puisse s’étendre de manière durable au reste du monde. En formulant ce vœu, je pense exprimer non seulement ma propre pensée et celle de tous les citoyens turcs, indépendamment de leur race et de leur religion, mais également sans doute celle de tous les hommes de bon sens. »

 

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