Quelques mots pour comprendre le contexte et résumer les évènements :
au XIXe siècles, les Nestoriens (Assyriens schismatiques, à
distinguer de ceux qui reconnaissent l’autorité du pape et de ceux qui sont
passés au protestantisme) de l’Empire ottoman ne connaissent aucun mouvement
nationaliste et séparatiste — à la différence des Grecs, Bulgares, Arméniens,
etc. Tout change en 1903, quand Mar Chimoun est élu patriarche. Agent russe
identifié comme tel par la diplomatie française, il fait assassiner, au début
de la Première Guerre mondiale, son propre oncle, un notable nestorien typique
de sa génération (c’est-à-dire loyaliste), puis, croyant que l’armée russe
arriverait à temps, il organise une révolte, cependant que les nationalistes
arméniens se soulèvent aussi. Comme l’armée du tsar n’arrive pas à intervenir à
temps, Mar Chimoun organise l’exode de ses ouailles vers l’ouest de l’Iran,
occupé par la Russie.
En 1917, les deux révolutions russes (surtout la révolution bolchevique)
désorganisent complètement les forces russes, or la petite mission militaire
française qui vient d’arriver, sous la direction du médecin militaire Paul
Caujole, n’a pas du tout les effectifs pour maintenir l’ordre. Les assassinats
et vols au fil des mois provoquent un combat entre chrétiens (Assyriens,
Arméniens) et musulmans (Persans ethniques, Azéris, Kurdes), en février 1918,
qui tourne au massacre des vaincus (les musulmans). Des Kurdes assassinent
ensuite Mar Chimoun, dont les partisans massacrent ensuite des centaines de
civils kurdes (non impliqués dans l’embuscade mortelle). La mission française
quitte Ourmia en avril. Volontiers massacreurs, les volontaires assyriens et
arméniens s’avèrent incapables d’arrêter l’offensive ottomane dans les mois
suivants, et leurs crimes provoquent in fine un massacre contre leurs
coreligionnaires, en juillet, les haines causées par les tueries de février et
de mars n’ayant pas disparu en quelques mois.
Florence Hellot, «
L’ambulance française d’Urmia (1917-1918) ou le ressac de la Grande guerre en
Perse », Studia Iranica, XV-1,
1996, pp. 60-61 :
« Mar Chimoun avait été élu patriarche des Nestoriens en 1903, non
sans difficulté si l’on en croit les archives diplomatiques françaises, car d’autres
évêques auraient préféré que ce fût Mar Youhanna. En 1913, Zarzecki, le consul
français de Van [Anatolie orientale] le juge vendu aux Russes. […] Mar Chimoun
est venu négocier [au début de la Première Guerre mondiale] sont ralliement aux
Russes, malgré les pressions ottomanes exercées en sens contraire. Lui
promettant fusils, cartouches et aide en hommes, les Russes l’engagent à rompre
avec les Ottomans, ce qui est fait le 10 mai 1915. Mais les tribus
nestoriennes, attaquées successivement par les Kurdes et par les Ottomans,
doivent se replier en direction de la Perse, tandis que les Russes acculés à la
retraite sont dans l’incapacité de porter secours aux Nestoriens ! On
sait ce qu’il en a coûté aux Nestoriens : 15 000 morts [lors des combats
et surtout de l’exode : froid, malnutrition, épidémies], l’abandon de leur
territoire — qu’ils ne savent pas encore définitif — et leur long exode vers la
Perse, Urmia, Khoy. Étaient-ils 30 000 ? 45 000 ? 60 000 ? Ou
plus ? En tout cas, leur nombre impressionne. […]
Il est donc difficile de savoir qui détient le pouvoir réel à Urmia, en ces
derniers mois de 1917. Le gouvernement de Téhéran est impuissant, il a depuis
longtemps abandonné l’Azerbaïdjan [du sud] aux Russes ; la guerre et la
révolution russe ont multiplié les chefs jusqu’à annihiler leur pouvoir […] »
Dr Paul Caujole, Les Tribulations d’une
ambulance française en Perse, Paris, Les Gémeaux, 1922 :
« 9 février [1918]. — Les meurtres se chiffrent maintenant par dizaines
tous les jours. Avant-hier, quinze morts, cinq dans la ville, dix dans les
villages voisins. Les victimes sont pour la plupart des musulmans tués par des
Djilos [volontaires assyriens d’Anatolie] déserteurs. » (p. 73)
« 22 février. L’offensive est déclenchée. Une violente fusillade a éclaté
brusquement, ce soir, à quatre heures, dans le quartier de Sainte-Marie. Dans
quelles circonstances, je ne le sais pas encore. […]
On se fusille du haut des terrasses dans les rues. Les chrétiens [Assyriens
et Arméniens] viennent de tirer une dizaine d’obus sur les quartiers musulmans.
» (p. 80)
« 23 février, neuf heures du matin. — Un calme relatif s’est rétabli vers
dix heures, hier au soir, mais aujourd’hui, la fusillade a recommencé de plus
belle.
Tout à l’heure, des soldats arméniens ont poursuivi jusque dans l’hôpital
notre propriétaire, Mahmed Khan. Je viens de le voir, pâle et sans voix, affalé
sur une chaise à la pharmacie. Il l’a échappé belle ; les fusils le couchaient
déjà en joue, quand le lieutenant [Nicolas] Gasfield est intervenu. Son
intervention a eu raison de la fureur des soldats. » (p. 81)
« Neuf heures du soir [le même jour]. Quel souvenir je garderai de cette
journée tragique ! Quelles visions d’horreur passent devant mes yeux !
Des fillettes éventrées, les
intestins dévidés sur la neige, vivant encore et retenant leurs entrailles dans
leurs mains. Un enfant, l’œil tiré de l’orbite, hurlant sa douleur et me
tendant son moignon sanglant pour que je l’arrache du milieu des décombres
fumants où ses bourreaux l’avaient jeté.
Des crânes fracassés, des
cervelles dont la bouillie a giclé sur les murs ! Dans les boutiques saccagées, des cadavres tombés
l’un sur l’autre…
Et dans ce cadre d’épouvante, d’horribles mégères accourues au pillage
supputent en riant la richesse du butin. Elles choisissent des bijoux, elles
s’affublent d’oripeaux. » (p. 83)
ð
Si
les volontaires assyriens d’Anatolie ont tué des dizaines de civils avant l’affrontement de février 1918 puis ont
achevé, durant cette bataille, des combattants musulmans blessés, par contre ils n’ont pas touché aux
femmes et aux enfants pendant l’affrontement ; ceux qui ont fait dégénérer
cette bataille en tuerie de civils désarmés, ce sont des Arméniens et des
Assyriens du Caucase (voir ci-dessous Nicolas Gasfield).
« Neuf heures du soir [24 février 1918]. Le pillage a continué toute
la journée, des incendies sont allumés dans les quartiers musulmans.
Le colonel russe Stolder, qui commandait la brigade des Cosaques persans d’Ourmiah,
sa femme, son fils, viennent d’être assassinés par des soldats (des Djilos
[volontaires assyriens d’Anatolie] ou des Arméniens, on ne sait pas encore) ;
leurs cadavres atrocement mutilés sont dans le fossé au bord de la route, à
quinze cents mètres d’ici, près de Di Gala. [Le docteur Caujole explique
ensuite à sa hiérarchie qu’il s’agit d’Arméniens : Le médecin principal de
2e classe Caujole, médecin-chef de l’ambulance alpine du Caucase, à
M. le consul de France à Tauris, 23 avril 1918, Service historique de la
défense, Vincennes, 7 N 1662] […]
L’évaluation des pertes, à l’heure actuelle, est de six cents morts environ
du côté des Persans [Persans ethniques, Azéris, Kurdes] et d’une centaine du
côté des chrétiens [Assyriens et Arméniens]. » (pp. 89-90)
« Aujourd’hui [23 mars 1918], nous n’avons plus d’espoir. Le carnage a
recommencé, plus féroce que jamais.
Les rues sont de nouveau pleines de cadavres. Rien qu’au bazar et dans les
rues qui nous entourent, j’en ai compté ce matin plus de cent.
Cette fois, ce sont les Kurdes qui font les frais de ce massacre, car les
chrétiens sont exaspérés par l’assassinat de Mar Choumoun [Mar Chimoun],
lâchement attiré dans un guet-apens par le fameux [chef kurde] Sim Ko et
massacré avec son escorte au sortir du festin où il avait été convié. »
(p. 101)
« La situation à Ourmia me paraît de moins en moins claire et l’avenir
tout à fait incertain. Les bandes de brigands armés que sont les troupes
chrétiennes ne m’inspirent aucune confiance. Nous, Français, avons déjà été menacés, à plusieurs reprises,
pour avoir recueilli chez nous des réfugiés musulmans. Nous sommes accusés
de prendre leur parti pour la seule raison que nous nous efforçons, dans la
trop faible mesure de nos moyens, d’enrayer les violences et de mettre un terme
à l’épouvante où les assassinats de tous les jours plongent une population
incapable de se défendre. […]
À la belle saison, j’ai bien peur que toutes ces bandes enrichies par leurs
rapines ne se dispersent dans la montagne et ne veuillent plus entendre parler
de se battre contre les Turcs.
En fin de compte, nous ne
les aurons armés que pour le pillage et le massacre. » (p. 103)
Lieutenant Nicolas Gasfield,
« Au front
de Perse pendant la Grande guerre — Souvenirs d’un officier français », Revue d’histoire de la Guerre mondiale,
II-3, 1924, p. 132 :
« Dans cette orgie de cruauté bestiale [février 1918, les 23 et 24 en
particulier], les djilos, ces montagnards primitifs étaient plus humains et
plus nobles que les brigands d’Erivan, composés d’Arméniens et d’Assyriens du
Caucase ; je n’arrivais pas à comprendre que des êtres humains pussent
être aussi cruels. Les Persans se sont rendus, sans condition, et ces bêtes
féroces massacraient et torturaient les vaincus, sans aucune raison, sans aucune
nécessité. »
Émile Zavie, D’Archangel
au golfe persique. Aventures de cinquante français en Perse, Paris, La
Cité des livres, 1927 :
« On apporte à l'hôpital [le 24 février 1918], couchés sur des
échelles, des musulmans blessés depuis deux ou trois jours. Ce sont des femmes,
des enfants, des vieillards, le ventre ouvert, qui tiennent leurs intestins
rouges à pleines mains. Une fillette persane roulée dans une couverture est
déposée dans un coin. Un infirmier soulève le drap ; il attire en même temps un
paquet d'entrailles collées à même la toile. » (p. 266)
« À la suite des combats des 22-23 février et jours suivants, entre chrétiens
et musulmans, on comptait officiellement quatre à cinq cents musulmans tués et
une centaine de chrétiens. Le total des
morts au 20 mars 1918, dans la plaine d’Ourmiah, s'élevait à quatre mille
environ. » (p. 270, n. 1)
Lire aussi :
Les massacres de musulmans et de juifs anatoliens par les nationalistes arméniens (1914-1918)
Turcs, Arméniens : les violences et souffrances de guerre vues par des Français
Le soutien public d’Henri Rollin (officier de renseignement) aux conclusions de Pierre Loti
Les Arméniens de Cilicie (dont les volontaires de la Légion arménienne), d'après les officiers français
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