jeudi 31 mars 2022

Aram Effendi et Süleyman al-Boustani contre les crimes de guerre grecs (1922)



 

 Aram Effendi (1856-1926) était un Arménien catholique ottoman, sympathisant unioniste puis kémaliste. Süleyman al-Bustani (1856-1926), maronite libanais, fut ministre ottoman de l’Agriculture et du Commerce, de janvier 1913 à novembre 1914. Tous deux siégèrent au Sénat jusqu’à la fin de l’Empire ottoman (novembre 1922).

 

« Appel des sénateurs ottomans », Orient & Occident, septembre 1922, pp. 117-118 :

« Les sénateurs ottomans ont adressé l'appel suivant à leurs collègues français :

 

Constantinople, le 6 Juillet 1922.

Monsieur le Sénateur.

Le moment nous semble venu d'en appeler aux sentiments humanitaires de Messieurs les membres de la Haute Assemblée, pour les prier d'envisager avec intérêt la désolation qui règne dans les régions cruellement éprouvées par l'invasion des Hellènes.

La Haute Assemblée n'est pas sans connaître que les troupes helléniques ont occupé Smyrne le 15 mai 1919, pour des raisons injustifiées. Depuis cette date, elles n'ont cessé de commettre les plus horribles et les plus criminels actes de cruauté envers la population musulmane des villages et des villes qu'elles ont dévastés. Dans la province de Smyrne, la marche de l'envahisseur a été partout accompagnée de massacres, de viols, de pillages, d'incendies, etc. Ces faits notoires ayant nécessité une enquête interalliée, les grandes puissances avaient résolu de confier cette tâche à une Commission composée d' un amiral américain, M. Bristol, de trois généraux M. Hare, anglais, M. Bunoust, francais, et M. Dall'Olio, italien. L'enquête ouverte a établi l'authenticité des faits imputés, et la Commission les a consignés dans le rapport qu'elle a remis auxdites puissances.

Cependant ce rapport n'a pu être intégralement publié et l'impunité qui en a résulté n'a fait qu'enhardir dans leurs œuvres les auteurs de ces crimes. C'est dire que les envahisseurs hellènes se sont de plus en plus acharnés contre les musulmans, n'épargnant ni vieillards, ni femmes, ni enfants. Au cours de leurs exploits criminels, ils n'ont pas perdu de vue les moyens de s'enrichir ; le prétexte auquel ils ont eu constamment recours, fut de porter de fausses accusations sur des gens riches ou des notables réputés comme tel, de maltraiter, d'emprisonner, de torturer ou déporter quiconque ne pouvait racheter sa liberté. Ceux qui ont réussi à échapper aux agresseurs se sont enfuis vers les régions intérieures de l'Anatolie, ou réfugiés à Constantinople. Le nombre des émigrés à Constantinople, parmi lesquels se trouvent aussi des Israélites, dépasse 60 000. La plupart de ces malheureux sont, à l'heure qu'il est, entretenus par le Gouvernement ottoman et des Comités de secours turcs, anglais, français et américains. Plusieurs personnes étrangères qui ont visité les locaux, hâtivement aménagés pour abriter ces malheureux émigrés, ont dû mesurer l'étendue des atrocités commises par la soldatesque effrénée de l'invasion et constater, en même temps, la façon horrible dont un grand nombre de ces personnes a été lâchement mutilé.

Parmi ces visiteurs, nous devons citer les hauts commissaires de Grande-Bretagne, de France, d'Italie et d'Amérique, les officiers supérieurs des armées de ces puissances, les notables anglais, français, italiens, américains, etc., ainsi que leurs familles. De même, une mission, composée du général Franks (anglais), du colonel Vicq (français), du colonel Roletto (italien) et d'autres personnalités étrangères, entre autres, M. Maurice Gehri, délégué du Comité international de la Croix-Rouge, Miss Allen et Miss Billings, etc., qui sont allés dans les régions littorales de la Marmara, et dans les autres contrées ravagées par les Hellènes et leurs acolytes grecs indigènes, ont fait la même constatation pénible. Malheureusement cette constatation a subi identiquement le même sort que l'enquête précédente.

Un fait non moins fâcheux, qui mérite d'être également signalé, c'est que, bien que Constantinople soit placé depuis plus de deux ans sous l'occupation militaire des trois grandes puissances alliées, les Hellènes et leurs acolytes, certains Grecs indigènes osent y commettre, ainsi que dans les environs immédiats de la capitale, des actes que la législation de tous les pays qualifierait de crime et punirait comme tel ceux qui s'en rendraient coupables, et il n'est pas jusqu'au clergé qui n'y apporte sa part active. Ainsi, les agents, tant civils que militaires de Grèce, même le Patriarcat Œcuménique siégeant à Constantinople, enrôlent des Grecs indigènes, les soumettent à des impôts dont le rendement est destiné à alimenter l'armée hellène, les poussent au soulèvement contre l'État dont ils sont les ressortissants et tout cela est fait aux acclamations des journaux attachés à leur cause, des prêtres et d'autres propagandistes grecs.

Placé qu'il est sous le régime de l'occupation, le Gouvernement ottoman est condamné à rester inactif et ne peut réagir contre ces pratiques subversives. Malgré tout ce qui précède, tandis que les plaintes et les protestations légitimes et fondées des Turcs ne trouvent pas d'échos, la propagande calomnieuse, sans cesse dirigée contre eux, semble être accueillie avec sympathie. Ainsi, les accusations de l'Américain M. Ward, ont immédiatement trouvé crédit, tandis qu'elles sont déclarées infondées par les concitoyens mêmes de l'accusateur, qui résident dans la même localité. Profondément affligés de l'injustice à laquelle le peuple turc se trouve exposé depuis plus de trois ans, les soussignés, sénateurs de l'Empire ottoman, ont l'honneur de s'adresser aux sentiments de justice et d'équité de leurs honorables collègues français, en les priant de vouloir bien prêter leur précieux concours pour mettre fin à l'occupation dont il s'agit, occupation qui est, sans contredit, la source principale de cette situation intolérable.

Dans l'espoir que notre demande, légitime sous tous les rapports, sera agréée par la Haute Assemblée, nous vous prions, Monsieur le sénateur, de vouloir bien agréer les assurances de notre très haute considération. -

Chérif Ali Haïdar pacha. — Chérif Nassir bev. — Chérif Djafer pacha. — Séïd Abdulkadir effendi. — Maréchal Fouad pacha. — Maréchal Omer Ruchdi pacha. — Youssouf Zia pacha. — Réouf pacha. — Arif Hikmet pacha. — Halid pacha. — Général Mahmoud pacha. — Adbubrahman Chéref effendi. — Halim bey. — Ibrahim bey. — Rifat bey. — Général Hadi pacha. — Adil bey. — Général Izzet Fouad pacha. — Général Suleiman pacha. — [Süleyman] Bustany effendi. — Moustafa effendi. — Nouri bey. — Faïk bey. — Eram [Aram] effendi. — Séïd bey. — Naïm bey. — Suleïmanulbarouni effendi. »

 

Claude Farrère, « La Turquie ressuscitée — Choses vues », Les Œuvres libres, décembre 1922, p. 55 :

« Mais rien n’approche en horreur à la Goya les campements de réfugiés campements de réfugiés , épars sur la terre nue, sans literie , sans paille même, et qui serre leur cercle sinistre autour d'une soupe économique, distribuée deux fois par jour. J’ai passé parmi ces campements-là . J'ai caressé les enfants — déjà tristes — que me tendaient les mères. Et souvent, au passage, des hommes et même des femmes ont découvert pour moi telle plaie affreuse, ou telle mutilation dont la sauvagerie eût effrayé un cannibale : les Grecs avaient fait cela ; — oui ! les Grecs, réguliers ou irréguliers, et, parfois, sur l'ordre de leurs chefs…

Mais les misères musulmanes se portent en silence . Et je l'ai dit, Stamboul, dévasté , affamé, et occupé , — occupé à l'anglaise ! — continue d'étonner ses hôtes par son irréprochable et splendide dignité. »

 

Lire aussi, sur les Arméniens loyalistes :

Aram Efendi, une figure laïque de la communauté arménienne catholique

Le rôle des Arméniens loyalistes en Turquie pendant la guerre de libération nationale et la conférence de Lausanne

Le rôle du député jeune-turc Dikran Barsamian dans la reconstitution du Comité Union et progrès, fin 1918

Artin Boşgezenyan : un Jeune-Turc à la Chambre des députés ottomane

Hrant Bey Abro et les relations gréco-ottomanes

L’assassinat du maire de Van Bedros Kapamaciyan par la Fédération révolutionnaire arménienne (1912)

 

Sur les crimes de guerre grecs et la guerre de libération nationale turque :

Le témoignage de l’ingénieur français Camille Toureille sur la politique de la terre brûlée mise en œuvre par l’armée grecque et sur l’incendie d’İzmir

Le soutien nationaliste arménien à l’irrédentisme grec-constantinien, massacreur de marins français et de civils turcs

Le modèle grec des nationalistes arméniens

Cinq témoignages américains contredisant la prétendue « extermination des chrétiens du Pont-Euxin » en 1921

L’amiral Mark L. Bristol et les Grecs

Berthe Georges-Gaulis et les Grecs

La contribution française à la victoire de la Turquie kémaliste sur la Grèce constantinienne (1921-1922)

L’évolution d’Émile Wetterlé sur la question arménienne et les Turcs

 

Sur les Arméniens catholiques :

L’Empire ottoman tardif et ses catholiques (y compris les Arméniens catholiques)

Les catholiques (y compris les Arméniens catholiques) et la guerre d’indépendance turque

L'anti-catholicisme virulent au sein du millet arménien (grégorien)

L'importance de la musique occidentale dans l'Empire ottoman tardif et la République kémaliste : l'exemple de l'Arménien catholique Edgar Manas

samedi 26 mars 2022

1895 : quand un terroriste arménien voulait assassiner le consul de France à Sivas

 


 

Émilie Carrier (épouse du consul de France à Sivas, chevalière de la Légion d’honneur), Au milieu des massacres, Paris, Juven, 1903 (journal tenu en 1895 par l’auteur) :

« Il [son mari le consul] monte vite sur la terrasse. Je le suis. Quelques balles sifflent au loin. Nous ne voyons aucun signal.

Soudain Maurice me dit : “Ah çà ! qu'est-ce qu'il fiche, celui-là, en face ?” Je regarde, il me montre à trente mètres, à la lucarne d'un grenier, une tête d'Arménien, et, tout contre, un fusil. Brusquement il me repousse, une balle passe, tandis qu'un peu de fumée sort de la lucarne. » (p. 60)

« Maintenant que le calme est revenu, Maurice met Panayoti au courant de la tentative d'assassinat de l'Arménien d'en face, la veille.

— Bien, fait Panayoti [l’un des deux domestiques du couple] tranquillement, en tâtant sa ceinture, je vais le tuer, n'est-ce pas ? [Cette réaction spontanée du domestique, à l’évidence Grec (catholique ou orthodoxe, ce n’est pas clair) démontre, s’il le fallait, que les méthodes expéditives n’étaient pas l’apanage des musulmans dans l’Empire ottoman.]

— Je te le défends, mais tâche de savoir pourquoi il m'en veut. Il doit avoir, ma parole, la tête un peu dérangée !

[…]

Panayoti revient, l'air farouche, et s'en va causer avec mon mari. Il paraît que l'Arménien a tout avoué. Oui, il s'est dit que, si son Consul était tué, on croirait que c'est par les Turcs, et alors la France enverrait son armée le venger — et sauver, du même coup, la nation arménienne. Panayoti a d'abord fait mine de l'étrangler. L'Arménien alors s'est traîné à ses genoux en suppliant.

— Voilà ! et alors, qu'est-ce que décide monsieur le Consul ?

— Je décide, mon ami, qu'il ne faut rien dire. Si on le savait, on le brûlerait vif...

— Il l'a mérité.

— ... Mais alors la populace égorgerait, soi-disant pour me venger, tous les autres Arméniens. Non, l'air est mauvais sur la terrasse, je n'y remonterai plus, voilà tout ! » (pp. 76-78)

 

Lire aussi :

La stratégie de la tension et de la provocation menée par les nationalistes arméniens dans les années 1890

La crise arménienne de 1895 vue par la presse française

Les prétendus "massacres hamidiens" de l'automne 1895

L’arménophile Francis de Pressensé sur l’impossibilité démographique du séparatisme arménien en Anatolie (1895)

La conflagration arménienne et la fin de l’Empire ottoman vues par le journaliste et ex-diplomate Francis Charmes

Le modèle grec des nationalistes arméniens

1897 : le choc entre le loyalisme juif à l’État ottoman et l’alliance gréco-arménienne

« L’Assiette au beurre » : soutien à la cause arménienne, turcophobie et antisémitisme prénazi

mardi 15 mars 2022

Hamit (Kapancı) Bey et les Arméniens

 



 Lettre du catholicos de Cilicie à la Délégation nationale arménienne, 29 novembre 1921,  reproduite dans Michel Paillarès (agent d’influence de la Grèce et arménophile par intérêt), Le Kémalisme devant les Alliés, Paris-İstanbul, éditions du Bosphore, 1922, p. 385 :

« Et comme il [le consul général de France à Adana, Osmin Laporte] louait la loyauté de Hamid [Hamit] Bey [nommé préfet d’Adana], je lui fis remarquer que je le connaissais personnellement, qu’il était loyal et bon et que tant qu’il fut gouverneur de Diarbékir, il n’y eut ni massacres ni déportations dans cette région, mais qu’une nation ne pouvait confier la sauvegarde de son existence à une seule personnalité [Hamit Bey était loin d’être le seul haut fonctionnaire valable qu’Ankara ait envoyé à Adana en 1921, mais ce n’est pas le sujet ici]. »

 

Clair Price, « Present Turkish Rule in Cilicia », Current History, XVI-2, mai 1922, p. 220 :

« “Il n’y avait qu’une seule façon de garder les Arméniens en Cilicie” [fin 1921], m’a dit Hamid [Hamit] Bey à Adana. “Nous aurions pu interdire leur émigration, ce que nous avions sans doute le droit de faire, mais qui aurait provoqué un grand tollé dans tout l’Occident contre nous. Nous avons essayé de les persuader de rester par leur propre volonté, mais ils ont choisi de partir. Aujourd’hui, ils sont entassés dans des casernes à Alexandrette et les conditions sont mauvaises parmi eux, comme toujours en pareil cas, quand des milliers de réfugiés sans le sou sont parqués ensemble.

Sur environ 65 000 Arméniens qui ont fui la Cilicie, une cinquantaine sont revenus. En attendant, leurs maisons les attendent ici ; nous avons besoin de milliers d’ouvriers pour réhabiliter la Cilicie, et ils vivent dans le besoin et l’oisiveté à quelques kilomètres d’Alexandrette. Nous avons fait de notre mieux pour les garder ici, mais plutôt que de leur donner matière à se plaindre contre nous, lorsqu’ils ont insisté pour partir, nous les avons laissés partir. Je suis convaincu, après avoir rencontré leurs dirigeants à Yenidje et à Mersina, que rien de ce que nous aurions pu dire ou faire n’aurait servi à les retenir ici. Nous travaillions contre un ordre précis de l’organisation arménienne [le Conseil national de Cilicie, regroupant la Fédération révolutionnaire arménienne, le Hintchak, le Ramkavar et les Églises], leur ordonnant tous de quitter le pays en signe de protestation contre la restauration, décidée par les Français, de notre contrôle de la Cilicie.” »

 

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1920-1921 : l’irréductible conflit des points de vue français et nationaliste arménien sur Çukurova (« la Cilicie »)

23 avril 1920 : la justice française condamne l’ex-archevêque Moucheg Séropian pour terrorisme

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