Docteur Simon, « Avec le
détachement français de Palestine et de Syrie », La Revue de Paris,
1er décembre 1919, pp. 559-560 (journal tenu à l’époque par l’auteur,
entrée 18 octobre 1918) :
« Toujours des éclopés à la Légion d’Orient.
Le docteur Grunberg est malade, et le service n’y est plus assuré que par deux
médecins auxiliaires arméniens, MM. Palandjian et Hagopian, on ne peut plus
dévoués pour leurs compatriotes. Les évacués surabondent. Comme les Syriens,
ils sont très geignards, résistent peu au mal et à la fatigue, ignorent notre point
d’honneur et connaissent bien mieux leurs droits, dont on leur a trop parlé,
que leurs devoirs, dont il n’est guère question. La plupart d’entre eux ne
semblent pas comprendre notre dévouement. Ce que nous faisons individuellement pour
eux, ils sont portés à l’attribuer à la crainte que nous inspirent nos chefs ;
et volontiers ils tenteraient d’ajouter à cette crainte par des menaces à peine déguisées, des
appels à la toute-puissance des comités arméniens. Aussi les médecins des tirailleurs ne veulent-ils à aucun prix passer à
la Légion d’Orient. »
Télégramme du gouverneur militaire d’Alexandrette (rappelons qu’il s’agit d’un
officier français) au général (Jules Hamelin) commandant le Détachement
français de Palestine et de Syrie, 16 décembre 1918, Service historique de la
défense, Vincennes, 4
H 8, dossier 3 :
« Actes de terrorisme [à]
Deurtyol de la part de soldats arméniens d’occupation. Menaces, pillage, viol.
Des bandes de vingt soldats arméniens opèrent en armes. Six familles d’origine
algérienne ont été rançonnées à Deurtyol. »
Roger de Gontaut-Biron, Comment
la France s’est installée en Syrie (1918-1919), Paris, Plon, 1922, pp.
54-55 :
« À la fin de 1918, la légion d’Orient fut divisée en légion syrienne
et légion arménienne. Déjà cette dernière échappait à l’autorité de ses
officiers pour suivre aveuglément les suggestions politiques du Comité de l’Union
nationale arménienne [regroupement des
partis nationalistes, alors dominé par le Ramkavar], dont l’influence n’était
rien moins qu’apaisante. Certains griefs furent exploités [par les nationalistes arméniens] avec une évidente mauvaise foi et
démesurément grossis : l’inexistence de la prime d’engagement, la solde
inférieure à celle de nos troupes d’Afrique, le défaut d’équipements chauds
pour une campagne d’hiver dans les régions montagneuses de l’Amanus et du
Taurus, tout cela explique jusqu’à un certain point le mauvais esprit qui
régnait à la légion arménienne.
Les premiers symptômes d’indiscipline se manifestèrent lors du premier
séjour de l’émir Faïçal à Beyrouth. Son arrivée,
le 18 novembre 1918, avait amené une certaine effervescence ; une discussion
futile tourna soudain en bagarre entre la police et quelques soldats arméniens.
C’en était assez pour réveiller l’animosité latente entre les contingents
arméniens et la population musulmane d’une part, les chrétiens et la
gendarmerie musulmane de l’autre.
Il semblait désormais hasardeux d’utiliser plus longtemps en Syrie la
légion arménienne sans risquer de nouveaux incidents et nous aliéner les
musulmans. On la transporta dans le nord (novembre-décembre 1918). À peine
débarqués à Alexandrette, les légionnaires se ruent sur les harems pour
délivrer les Arméniennes qu’ils y
trouveraient enfermées ; à Beylan, la
répression d’actes de terrorisme analogues provoque une mutinerie ; les soldats
refusent d’obéir et se déclarent solidaires de leurs camarades. Les mêmes
désordres se produisent à Deurtyol où le général Hamelin lui-même essaye de
ramener les troupes au respect de la discipline et de l’honneur militaires,
sans réussir à empêcher les rixes journalières entre Turcs et Arméniens
(décembre 1918-janvier 1919). Les désertions se multiplient, tandis que le
banditisme s’étend à Arab-Deresi et Khirik-Khan (janvier 1919).
La garnison d’Alexandrette assiste sur ces entrefaites au passage des
rapatriés ramenés d’Alep et dirigés sur la Cilicie. Leur colère dépasse alors
toutes bornes et s’abat sur nos tirailleurs musulmans envoyés pour les tenir en
respect, châtier leurs cruautés et refréner les désertions. Le 16 février, une
dispute éclate entre tirailleurs et légionnaires ; l’un de ceux-ci est atteint
par un coup de feu tiré d’une maison. Aussitôt
les légionnaires se répandent dans les rues, et en un clin d’œil la ville est
livrée à l’incendie, au pillage et au meurtre. Les quelques marins du Coutelas, appelés à terre, parviennent à
désarmer les mutins malgré les difficultés et les dangers que présente une
telle opération exécutée sur une foule en pleine révolte. Une sélection sévère
s’impose ; la résiliation progressive des engagements permettra de l’effectuer
peu à peu. »
Jean Pichon, Sur la route des Indes un siècle après Bonaparte, Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1932, p. 236 :
« Mathern m’a communiqué de mauvaises nouvelles d’Alexandrette. Des
déserteurs arméniens de la légion se livrent à de véritables actes de
banditisme. Le 19 janvier [1919], ils
ont commis un assassinat à Beylan. Le lendemain, ils ont tué d’autres musulmans
à Kirik Khan. D’autres ont opéré plus au sud. Le gouverneur d’Alexandrette a
envoyé contre ceux-ci quelques tirailleurs algériens. Plusieurs de ces bandits,
cernés au village de Khorot, ont été tués. Ils portaient encore leurs
uniformes. On a réuni un conseil de guerre à Alexandrette ; quelques
condamnations ont déjà été prononcées. Ces événements sont très malheureux. Les
chérifiens en profitent en effet pour clamer partout que les soldats français
sont les ennemis des musulmans. D’un autre côté, une haine difficile à contenir
met désormais en rivalité les tirailleurs [algériens]
et les légionnaires [arméniens]. »
Gustave Gautherot, La France en Syrie et en Cilicie, Courbevoie,
Librairie indépendante, 1920 :
« L’épuration des bataillons arméniens pouvait seule arrêter la
propagation des désordres dont les représailles étaient le prétexte. Étant
donnée la mentalité des légionnaires, la prison et la section de discipline
étaient inefficaces. Il fallait résilier l’engagement des violents réfractaires
à tout conseil et les renvoyer en Égypte ou en Amérique.
Il fallait surtout appliquer aux coupables les sanctions rapides pour
lesquelles le général Hamelin délégua, le 7 janvier, au colonel Romieu, ses
pouvoirs de justice militaire en lui ordonnant la constitution à Alexandrette d’un
conseil de guerre. Mais diverses raisons — parmi lesquelles le défaut d’encadrement
— ne permirent pas d’immédiates sanctions. Les désertions “pratiquement impunies”
se multiplièrent ; la “résiliation” fut considérée comme inapplicable, et la
Légion vit se développer un banditisme dont l’expédition du 23 janvier dévoila tous
les dangers.
Des arrestations de voyageurs, des vols à main armée, des assassinats
terrorisaient la région sud d’Alexandrette. Le 23 janvier, le mudir d’Arab-Deresi
informa le gouverneur que les brigands, auteurs de ces méfaits, avaient passé
la nuit dans ce village. Dix-sept tirailleurs et deux chasseurs d’Afrique, sous
le commandement du sergent Auger, partirent aussitôt à leur poursuite. À Arab-Deresi, ils apprirent que sept individus, porteurs de l’uniforme de la
Légion, avaient en effet passé la nuit, exigé de l’argent sous menace de mort,
violé des femmes, puis s’étaient dirigés sur Khorot. Les tirailleurs les y
cernèrent, le 24, à la pointe du jour, reçurent sans dommage de leur part plus
de cent coups de fusil, et en tuèrent cinq ; les deux autres ayant ensuite
tenté de s’enfuir, furent à leur tour abattus. Tous appartenaient bien à la
Légion. Et les habitants
racontaient que neuf autres soldats arméniens devenus brigands tenaient la
montagne du Djebel Moussa, à l’est d’Arsuz.
Les braves tirailleurs furent, comme ils le méritaient, cités à l’ordre des
Troupes françaises du Levant. Mais on voit quels ressentiments devaient couver,
à la suite de semblables exécutions, dans l’âme des légionnaires, à l’égard des
tirailleurs justiciers : et quels arguments pouvaient tirer d’actes de
brigandage aussi caractérisés les ennemis jurés des “bandes arméniennes” ».
Le général [Hamelin] rappela au
lieutenant-colonel Romieu la nécessité d’être impitoyable pour les actes de
violence. de désertion et de banditisme, et de hâter les jugements en conseil
de guerre qu’ils comportaient pour faire des exemples. Le 20 janvier, trois
musulmans avaient été assassinés à Kirih-Khan par des Arméniens, soldats déserteurs
et civils. Un autre assassinat avait été commis la nuit précédente à Beylan. L’influence
française elle-même était en jeu. Or,le conseil de guerre ne prononça ses
premières condamnations que le 19 février, alors que déjà Alexandrette avait
été le théâtre des plus graves événements. » (pp. 148-150)
« Le dimanche 16, après-midi, des soldats arméniens remplissent la
salle d’un café-concert. Quelques tirailleurs sont groupés au premier rang.
Vers 18 h.45 une dispute s’élève entre les deux camps, provoquée on ne sait par
qui ; les tirailleurs ne se sentant pas en force, sortent de la salle au signe
de l’un d’entre eux. Aussitôt éclatent au dehors des coups de revolver et se
livre devant la porte même du café une bataille dont le bilan est le suivant :
3 tirailleurs blessés à coups de couteau ; 2 légionnaires légèrement blessés
par des armes à feu, dont l’un avec un fusil de chasse.
Les combattants courent alors à leurs casernes, les tirailleurs pour s’y
mettre à l’abri, les légionnaires pour y prendre leurs armes et appeler leurs
camarades à la rescousse.
Le poste arménien du Gouvemorat, alerté, envoie une patrouille pour
rétablir l’ordre en ville. Elle passe rue de Beylan, devant la maison de
Soureya bey, personnage musulman qui avait jadis provoqué les déportations d’Arméniens,
et recevait chez lui maints tirailleurs un coup de feu, tiré de cette maison,
ou à proximité de cette maison, sur la patrouille, blesse mortellement l’un des
soldats, dont les entrailles traînèrent sur le sol. Tous les légionnaires
présents affirmèrent invariablement, et dès le premier moment, que le meurtrier était un civil.
Ce fut, semble-t-il, le véritable signal du soulèvement. La nouvelle de l’assassinat
d’un légionnaire se répandit en effet comme une traînée de poudre et enflamma les
désirs de vengeance : vers 19 h. 45, on répétait du reste à la caserne
arménienne qu’il y avait quarante ou cinquante tués et blessés [alors qu’il n’y en avait que trois]. Tandis
que des Arméniens sillonnaient déjà la ville en quête de représailles et tiraient
des coups de fusil, le gouverneur fit sonner la “générale” et les officiers se précipitèrent
à leurs quartiers, pour y endiguer le flot des exaltés.
Chez les tirailleurs, l’appel prouva qu’il ne manquait personne, sauf deux
hommes […].
Chez les légionnaires, l’effervescence était extrême : énervés par le
crépitement de la fusillade, ces Orientauximpulsifs ne pouvaient tenir en
place. Les quatre seuls officiers du bataillon (1) aidés par une partie des
gradés auxiliaires, dont les élèves-officiers, réussirent pourtant à arrêter la
généralisation de l’émeute, et à maintenir à la caserne, où ils passèrent la
nuit, une grande partie de leurs hommes.
Mais une centaine d’entre eux, conduits par la haine, ou par l’appât du
pillage, et mêlés à de simples malfaiteurs ou à de lâches agents de révolte, se
déchaînaient sur la ville. Leurs silhouettes se confondaient dans la nuit. Les
tirailleurs restaient d’ailleurs, par prudence, consignés au quartier, et
quelques marins seulement circulaient dans les rues : l’enseigne de vaisseau
commandant du torpilleur 363, descendu à terre aux premiers coups de feu avec
quatre matelots armés, et des hommes du Coutelas,
débarqués à 21 h. 30 sur la demande du gouverneur. Quant aux policiers civils,
ils avaient disparu dès le début de la fusillade.
Les fanatiques arrêtaient
les passants pour leur demander leur religion et examinaient leurs papiers ; un
musulman fut assassiné.
Ils entraient dans les maisons et tâchaient d’y découvrir des tirailleurs : la maison
de Noury bey reçut ainsi à quatre reprises la visite de groupes armés qui la
fouillèrent de fond en comble, les deux premiers buvant le café et fumant des
cigarettes avec Noury bey sans y rien dérober, les deux autres y saisissant
tout ce qui leur plaisait : “Je suis venu ici pour vous tuer, dit le chef du
dernier groupe après avoir contemplé quelques minutes Noury bey, grand
vieillard à barbe blanche, mais il y a une force qui me retient et m’empêche de
le faire.”
Deux coups de feu furent tirés, à bout portant, sur le rideau de fer d’un
magasin militaire gardé par deux tirailleurs ; d’autres coups sur la porte d’entrée
du cantonnement des muletiers du 9e bataillon de tirailleurs. Faits
plus graves encore, et prouvant soit une haine aveugle des émeutiers à l’égard
de leurs officiers, soit une manœuvre de bandits destinée à paralyser l’action
de l’autorité : la maison d’un commandant
de compagnie, le sous-lieutenant Morisson, fut cernée et des coups de feu
furent tirés sur elle d’un immeuble voisin ; la cour intérieure de celle du commandant Capdejelle fut occupée,
vers 21 heures, par des légionnaires en armes qui y restèrent une demi-heure et
lâchèrent un coup de fusil sur la chambre du gouverneur, lorsqu’une servante leur
fit observer chez qui ils se trouvaient. On avait d’ailleurs entendu en ville
un groupe de légionnaires maudire le commandant et crier qu’ils voulaient le tuer.
Entre 22 et 23 heures, on put croire cependant que l’affaire allait se
terminer. Le gros des légionnaires était définitivement maintenu à la caserne,
et les détonations en ville se raréfiaient. Or, vers 1 heure, les lueurs d’un vaste
incendie illuminaient Alexandrette : la
maison de Soureya Bey brûlait. Celui-ci avait échappé à grand’peine famille aux
coups de feu des individus qui lui donnaient la chasse. Le mobilier avait été,
au préalable, entièrement déménagé.
A 1 h. 30, tandis qu’un cordon de tirailleurs barrait la route, le personnel
de la base navale, les marins du Coutelas
et du 363 étaient sur les lieux : la moitié des matelots, commandés par le
lieutenant Tilger, faisait des patrouilles ; l’autre moitié luttait contre le
feu qui menaçait de gagner un dépôt de bois voisin, et de se propager ainsi
dans une partie de la ville. Vers 4 heures, ce danger avait disparu.
Nombre de magasins avaient
été entièrement pillés ; des passants dévalisés. Les objets volés étaient
déposés chez des civils qui furent, tout au moins, des recéleurs. » (pp. 153-156)
Le bilan de la répression française pour les évènements du 16 février 1919 est : trois légionnaires abattus
par un officier français en légitime défense ; six autres abattus par des tirailleurs
algériens pour défendre leur officier ; un sergent arménien condamné à
quinze ans de travaux forcés pour pillage ; deux légionnaires condamnés à
dix ans de prison, deux à huit ans et un à cinq ans ; vingt civils
condamnés pour recel à des peines allant de deux mois à deux ans de prison ;
quatre cents légionnaires expulsés de Turquie et envoyés dans un bataillon
disciplinaire, en Égypte (voir ma thèse, p.
132).
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