jeudi 31 décembre 2020

Auguste Gauvain : arménophilie, grécophilie et croyance dans le « complot judéo-bolchevique »


 

Auguste Gauvain (1861-1931) est un journaliste français, surtout connu pour avoir dirigé la rubrique de politique étrangère du Journal des débats (centre droit républicain) à partir de 1908. Comme tel, il est le principal responsable du tournant antiturc de ce journal, très favorable à l’Empire ottoman jusqu’en 1914, une évolution freinée, autant qu’ils l’ont pu, par Robert de Caix (figure du journal jusqu’à sa nomination comme secrétaire général du haut-commissariat à Beyrouth, en septembre 1919) et Maurice Pernot (rédacteur de politique étrangère).

 

Auguste Gauvain, « Le triomphe de Lénine », Journal des débats, 10 novembre 1917, p. 1 :

« Lénine, qui se cachait depuis les émeutes de juillet afin d'échapper à la prison,, s'est remontré, a parlé devant l'assemblée des Soviets, a été acclamé et a fait prévaloir ses doctrines germano-pacifistes. Trotsky — de son vrai nom Bronstein — défaitiste notoire, ancien bagnard, qui avait pris une grande part à ces mêmes émeutes, domine le Soviet de Petrograd et lui fait accepter tout ce qu’il veut. On a toute raison de croire qu’il est au gage de l’Allemagne. [Léon Trotski n’a jamais été un agent allemand, était moins défaitiste, face à l’Allemagne, que Lénine et disait ouvertement qu’il ne se considérait pas comme juif, malgré la religion de ses parents.] […]

Certes les Russes cultivés, d’esprit à peu près sain, sont en immense majorité navrés du succès des défaitistes. […] Mais pour venir à bout des énergumènes cosmopolites et des traîtres qui se sont emparés du pouvoir dans la capitale, il faut que, sans perdre une heure, tous les bons citoyens [comprendre : ceux qui ne sont ni juifs ni communistes] s’entendent, se concertent, préparent leur revanche et se consacrent sans réserve à l’œuvre libératrice de la patrie. »

 

Auguste Gauvain, « La trahison des maximalistes », Journal des débats, 12 novembre 1917, p. 1 :

« Tout Russe qui n'est ni fou, ni vendu, doit se rendre compte que jamais l'Allemagne ne laissera vivre à côté d'elle, après la paix, un grand État à base d'anarchie comme la République des Lénine, Tchernof, Goldenberg [Goldenberg, bolchevik de famille juive, s’est justement opposé à Lénine en 1917, car il le trouvait trop violent et trop anarchique : le citer ainsi relève donc de la pure malveillance antijuive], etc. Elle favorise maintenant l'anarchie parce que celle-ci détruit l'immense empire qu'elle regardait comme son plus formidable rival. Mais, après la paix, après l'absorption de ses conquêtes, elle s'empresserait de rétablir le tsarisme ou un régime analogue, qui lui donnerait des garanties pour l'avenir. Déjà, la Gazette de Francfort s'effraye de la perspective d'un traité avec un gouvernement issu de la révolution. Cet organe judéo-libéral aspire à la restauration du tsarime. Cela donne la mesure des intentions du Cabinet de Berlin [ou comment sous-entendre que l’Allemagne de 1917 était aux mains de Juifs]. »

 

Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Paris, Le Seuil, 1991, tome II, pp. 450-451 :

« Le Journal des débats et Le Temps [l’autre quotidien de la bourgeoisie centriste et républicaine] soutenaient une fois de plus des thèses opposées. Aux perfidies quasi quotidiennes des Débats, qui mettaient en cause non seulement “les énergumènes cosmopolites et les traîtres qui se sont emparés du pouvoir” mais aussi “la Gazette de Francfort, cet organe judéo-libéral [qui] aspire à la restauration du tsarisme”, l’organe d’Adrien Hébrard répliquait par une analyse dont la justesse ne s’est nullement démentie, bien au contraire par toute l’histoire subséquente de la Russie au XXe siècle […]

Quant à L’Action française [extrême droite], en ces journées fatidiques, le mot de Juif n’apparut pas une seule fois dans ses colonnes. »

 

Auguste Gauvain, « Les Alliés devant Constantinople », Journal des débats, 16 novembre 1918, p. 1 :

« Il est naturel que les voyageurs en contact avec les paysans turcs aient éprouvé de la sympathie pour eux. Mais il est fou de conclure de là à la supériorité des Turcs. D'ailleurs ces “bons Turcs”, en fidèles sujets, n'ont jamais hésité à massacrer leurs voisins au premier signe du sultan. En 1896, ils assommaient les Arméniens à coups de matraques dans les rues de Constantinople avec la même indifférence et la même ponctualité que s'ils avaient exécuté un exercice réglementaire [il s’agit en fait des représailles exercées par des Kurdes et des Lazes pendant et après la prise d’otages meurtrière à la Banque ottomane]. Ils commençaient et finissaient ce “travail” aux sonneries des trompettes. Libre à d'illustres écrivains [référence à Pierre Loti] d’admirer ces braves gens : c'est affaire entre eux et leur conscience. Seulement les hommes politiques doivent s'inspirer d'autres considérations. Chargés de reconstruire le monde politique et non de meubler des musées, ils doivent mettre hors d'état de nuire un gouvernement qui est le type des mauvais gouvernements. Il leur faut refouler la barbarie. Ils ont également mission de punir les ministres qui non seulement ont lié partie avec l'Allemagne, mais ont donné et fait exécuter l'ordre de supprimer sept à huit cent mille Arméniens. Que quelques-uns de nos blessés et prisonniers aient été bien accueillis et soignés par des Turcs, c'est possible. Toutefois ces bons traitements isolés ne rachètent nullement les abominations sans nom commises contre les Arméniens d'abord, contre les Grecs ensuite. Il nous est interdit de sanctionner indirectement les nouvelles statistiques d'Asie Mineure [Grecs et Arméniens étaient déjà minoritaires dans toutes les provinces anatoliennes avant 1914] résultant de l'extermination d'une partie de la population chrétienne. »

 

Auguste Gauvain, « La Rhénanie et Constantinople », Journal des débats, 11 mars 1921, p. 1 :

« Si l'on veut établir un régime stable en Turquie, il faut prémunir les Turcs contre leurs propres imprudences, contre leur inaptitude à gouverner. »

 

Auguste Gauvain, « Les négociations orientales — Les Détroits et l’Arménie », Journal des débats, 27 mars 1922, p. 1 :

« Le home arménien [territoire autonome, au statut jamais défini avec précision, et réclamé de 1921 à 1924] dont nous avons parlé serait d'autant plus facile à créer dans la partie de la Vieille-Arménie située entre le lac de Van et Trébizonde que cette région ne contient aucune population turque [sic !]. Les quatre à cinq cent mille Arméniens qui ont réussi à fuir pendant la période des massacres pourraient s'y installer sans gêner personne. Ils retrouveraient seulement les Kurdes avec lesquels ils étaient habitués à vivre paisiblement depuis des temps qui remontent bien plus haut que la conquête ottomane. II faut un mélange extraordinaire d'aveuglement et de férocité pour exclure de ces pays ceux qui y ont habité sans interruption depuis près de trois mille ans. »

 

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mardi 29 décembre 2020

Le témoignage de Gunel Safarova sur le conflit arméno-azerbaïdjanais

 


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Bertrand Joly, Dictionnaire biographique et géographique du nationalisme français (1880-1900), Paris, Honoré Champion, 2005, p. 212 :

« KIMON (docteur)

Littérateur antisémite

[…] On ne sait rien de ce curieux personnage. Était-il grec ? Médecin ? Une seule certitude existe : son antisémitisme.

Dans le sillage de Drumont, Kimon publie chez [Albert] Savine plusieurs études sur et contre les Juifs : la Politique israélite en 1889, la Pathologie de l’Islam en 1897, etc., dans lesquelles il réécrit l’histoire de France à travers les seules lunettes de l’antisémitisme et au prix d’un fatras érudit d’un aloi fort douteux. 

Fin 1897, Kimon passe à la politique plus active. On le voit hanter les réunions de la Ligue antisémitique et y discourir interminablement ; il signe également plusieurs articles dans L’Antijuif. »

 

Fernando Bravo López, « The Genocidal Islamophobia of a Late Nineteenth-Century French Anti-Semite: D. Kimon and The Pathology of Islam », Islam and Christian-Muslim Relations, XXV-1, 2013, pp. 102-103 :

« On sait peu de choses sur cet auteur. Selon les informations que Vicki Caron (2009) a obtenues de la police française, il était peut-être d'origine grecque et a servi dans la Légion étrangère française. Il était également membre de l'Union nationale, une organisation catholique, nationaliste et antisémite dirigée par l'abbé Théodore Garnier, et de la Ligue nationale antisémitique de France dirigée par Édouard Drumont, Jacques de Biez et Jules Guérin, jusqu’à ce qu'il en soit apparemment expulsé [en 1899] en raison de disputes avec Guérin.

Son premier livre, La Politique israélite, publié en 1889, le fait remarquer, lui permettant de se tailler une place sur la scène antisémite. En 1897, il publie l'ouvrage dont cet article traite : La Pathologie de l’Islam, suivie d’un autre ouvrage antisémite l’année suivante, La Guerre antijuive (1898). Il a aussi publié des articles dans les organes des associations auxquelles il appartenait, tant dans La Libre Parole antisémite de Drumont que dans Le Peuple français de l’Union nationale (Joly 1992 ; Caron 2009). 

Bien que sa véritable identité reste une énigme, nous savons de ce qui s'est passé avant qu’il était bien connu dans le domaine des groupes antisémites et ultra-nationalistes en France vers la fin du XIXe siècle. Ses articles ont été lus et ses textes bien reçus à la fois dans cette sous-culture et même au-delà des limites de cette dernière. Mais c'est clairement l'importance acquise par le mouvement antisémite à la suite de l'affaire Dreyfus qui a donné des gens comme Kimon — sans trajectoire sociale, politique ou intellectuelle à proprement parler — un degré d’influence sociopolitique qui aurait été impensable dans d’autres circonstances. »

 

D. Kimon, La Pathologie de l’Islam et les moyens de le détruire, Paris-Orléans, Imprimerie G. Morand, 1897 :

« Pour expliquer à un Français l’Islam et l’Islamisme, pour lui rendre tangible l’action dissolvante des peuples sémitiques et notamment du peuple Israélite, il faut que ce Français ait la conscience absolue de sa nationalité, de sa race, et, pour parler ainsi, qu’il soit capable de se regarder à tout moment, dans le miroir de son type psychologique. » (p. 6)

« Le Christianisme dérive d’une évolution, de la civilisation aryenne, qui eut pour dernière étape l’apogée de la philosophie hellénique, du paganisme grec dans sa forme morale et élevée, de l’art, de la science, de la stratégie, de la navigation, des vertus grecques et romaines, du culte des idées abstraites anthropomorphosées, etc. » (p. 10)

« D[emande]. — Quelles sont les sociétés parasitaires ?

R[éponse]. — La nomenclature en est vaste, je ne citerai que les principales, celles qui intéressent la France et les sociétés européennes.

1° La société israélite, ou plus exactement l’armée d’Israël : parasite dissolvant, décomposant, destructeur par la ruse et par la perfidie, dominateur mortel.

Toute société laborieuse, attaquée par le Judaïsme, sans se défendre contre lui, est appelée, à disparaître.

2° L’Islam : parasite violent, absorbant, dévastateur sanguinaire.

Toute société laborieuse qui est attaquée par l’Islam perd graduellement les idées du labeur et par conséquent de la production. L’Islam ne peut exister que dans une région très fertile et très riche. Il ne peut s’implanter en Norvège, en Poméranie [région d’Allemagne], en Belgique, en Irlande. » (pp. 11-12)

« Je souligne cette dernière phrase, pour faire ressortir le discret reproche du Père Didon à l’égard de l’Église qui, malgré l’évidence historique, persiste à se bercer dans cette immense erreur, à savoir que le Christianisme aryen serait une continuation du Judaïsme sémitique; qu’il serait l’opposite de la philosophie hellénique, que les Juifs qui ont crucifié le Christ, c’est-à-dire la Vertu, étaient inspirés de la philosophie grecque, tandis que, au contraire, ils en étaient les ennemis implacables. » (pp. 14-15)

« Les Musulmans, en général, ne peuvent être examinés autrement que comme une sorte de bêtes féroces : fauves, reptiles, rongeurs, à conformation humaine.

Ils doivent être classés en plusieurs catégories :

1° Musulmans féroces comparables à la panthère et à l’hyène : les Kurdes, les Tcherkesses de la Transcaucasie, les Yésidis du Sindjar, les Turcs d’origine tatare, les Arabes du Nedjed, les Druses de la Syrie, les Touaregs ; […] » (pp. 28-29)

« Il faut conclure que le fonctionnement cérébral des Musulmans diffère extraordinairement du fonctionnement cérébral du reste des hommes, et aussi du plus grand nombre des animaux. » (p. 92)

« Oui, cette force existe ; elle plane au-dessus de tous les peuples ! elle menace de la guerre universelle et d'un cataclysme, l'ordre de choses établi dans les sociétés humaines. Cette force que les gouvernements européens redoutent, c’est la Finance, c'est la hideuse finance israélite, c’est la haute Banque israélite, c’est l 'Empire israélite financier, détenteur des fonds turcs, des valeurs turques et qui ordonne à la politique européenne, de respecter l’intégrité de l’empire ottoman. » (p. 195)

« Le [sic] Sublime-Porte a, en effet, donné aux puissances, depuis le jour de la rédaction de cette clause, c’est-à-dire depuis 1878 jusqu’à la fin de l’année 1896, connaissance de son système politique, de ses mesures prises à l’égard des Arméniens, c’est-à-dire qu’elle a fait connaître l’égorgement systématique de la population arménienne, le pillage de leurs biens, la destruction de leurs habitations et de leurs édifices, enfin l’émigration en masse des Arméniens de leur territoire et de Constantinople [rappelons ici que la population arménienne ottoman a augmenté, en nombre absolu, de 1885 à 1914[1]]. Non seulement elle n’a pu garantir leur sécurité contre les Kurdes et les Circassiens, mais au contraire elle a fortifié ces deux éléments destructeurs, elle les a organisés avec des armes perfectionnées en vue d’un carnage futur des Arméniens [autant d’affirmations contraires à la vérité]; et cette Sublime-Porte, a fait mieux, elle y a créé, depuis le traité de Berlin , trois autres éléments, plus destructeurs que les Kurdes et les Circassiens (Tcherkesses ) ; elle y a créé la cavalerie hamidieht les bandits Katchacks et les rîdifs. Ces trois éléments islamiques et osmaniques ont massacré et brûlé ! […]

Pouvait-elle, la Sublime-Porte, porter atteinte aux éléments parasitaires islamiques de cette partie de son empire et favoriser le développement des populations chrétiennes ? Sï elle l’avait fait, elle n’aurait plus été elle-même; la Sublime Porte deviendrait, comme par enchantement, un gouvernement chrétien qui contribuerait aux progrès de la civilisation et de l’humanité. » (pp. 196-198)

« Pour préserver les populations chrétiennes, arméniennes ou grecques de la destruction totale de l’Islam, je ne puis indiquer qu’un seul remède, un seul moyen pratique, efficace, susceptible de rétablir dans cette région un état d'ordre nouveau et bienfaisant. Ce remède serait la création d'un corps de gendarmerie chrétienne, formée avec des éléments militaires : généraux, officiers, soldats volontaires, de tous les pays chrétiens du monde entier : français, anglais, Scandinaves, américains du Nord et du Sud, espagnols, russes, grecs, etc. » (p. 208)

 

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[1] Youssef Courbage et Philippe Fargues, Chrétiens et Juifs dans l’islam arabe et turc, Paris, Payot, 1997, pp. 197 et 216-217 ; Justin McCarthy, Muslims and Minorities. The Population of Ottoman Anatolia and the End of the Empire, New York-Londres, New York University Press, 1983, pp. 57-63 ; Stanford Jay Shaw, « The Ottoman Census System and Population, 1831-1914 », International Journal of Middle East Studies, IX-3, octobre 1978, p. 337.

lundi 28 décembre 2020

La question des Azéris expulsés d’Arménie


 

Josep Zapater, « Réfugiés et personnes déplacées en Azerbaïdjan », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 20, juillet-décembre 1995, pp. 287-289 :

« Certes, le différend est resté latent pendant toute l’ère soviétique ; mais les Arméniens ont sporadiquement revendiqué le Karabagh, notamment dans les années 60, et le déplacement de personnes n’est pas non plus une nouveauté. Déjà entre 1947 et 1950, 100 000 paysans azéris furent déportés d’Arménie par Staline, pour faire place aux immigrés arméniens, dans la politique de retour de la diaspora. […]

Bien que tous les médias occidentaux aient présenté le pogrom de Soumgaït comme le détonateur des expulsions, d’après l’Association Azerbaïdjanaise pour les réfugiés, les tous premiers réfugiés azéris d’Arménie sont arrivés en 1986 et 1987. Le premier flux important eut lieu, d’après la même source, le 25 janvier, puis les 18 et 23 février 1988, avec l’arrivée de quelque 4 000 réfugiés en Azerbaïdjan.

Pendant les mois qui ont suivi les manifestations à Erevan et le pogrom de Soumgaït, la totalité de la population azérie d’Arménie prend la fuite ou est expulsée. Les données et les témoignages de ces expulsions sont très manquants ; ils ont été largement ignorés par la presse occidentale, qui au mois de février 1988 s’est seulement occupée des événements de Soumgaït, et les fuites en masse à partir de novembre 1988 ont aussi été cachées par la situation en Arménie après le tremblement de terre du 8 décembre 1988.

D’après les témoignages des réfugiés azéris d’Arménie, les harcèlements contre la population azérie commencèrent au début de 1988, coïncidant avec les manifestations organisées partout en Arménie par le Comité Karabagh. Avant le soulèvement de la question du Karabagh, les relations avec les Arméniens avaient été normales. Cependant, après les premières manifestations, les Azéris commencèrent à être régulièrement harcelés et insultés, et quelques-uns d’entre eux font l’objet d’agressions physiques. Les lignes de chemin de fer et les routes sont coupées, et les villages azéris sont isolés. Après le pogrom de Soumgaït, les attaques deviennent aussi des pogroms organisés, avec assassinats et mise à feu des maisons azéries. Les réfugiés azéris accusent les antennes locales du Comité Karabagh, parfois en connivence avec la police et les autorités communistes, d’organiser des pogroms, ou au moins de ne rien faire pour les éviter. »

 

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jeudi 24 décembre 2020

Bernard Lewis on the Armenian question


Bernard Lewis, Notes on a Century. Reflections of a Middle East Historian, London: Weidenfeld & Nicolson, 2012, pp. 287-288:

“My point was that while the Armenians suffered appalling losses, the comparison with the Holocaust was misleading. The one arose from an armed rebellion, from what we would nowadays call a national liberation struggle. The Armenians, seizing the opportunity presented by World War I, overlords in alliance with Britain and Russia, the two powers with which Turkey was at war. The rebellions of the Armenians in the east and in Cilicia achieved some initial successes but were eventually suppressed, and the surviving Armenians from Cilicia were ordered to be exiled. During the struggle and the subsequent deportation, great numbers of Armenians were killed.

The slaughter of the Jews, first in Germany and then in German occupied Europe, was a different matter. There was no rebellion, armed or otherwise. On the contrary, the German Jews were intensely loyal to their country. The attack on them was defined wholly and solely by their alleged racial identity and included converted Jews and people of partly Jewish descent. It was not local or regional, but was extended to all the Jews under German rule or occupation, and its purpose was to achieve their total annihilation. 

When the survivors of the Armenian deportation arrived at their destinations in Ottoman-ruled Iraq and Palestine they were welcomed and helped by the local Armenian communities. The German Jews deported to Poland by the Nazis received no such help, but joined their Polish coreligionists in a common fate. 

The first difference was thus that some of the Armenians were involved in an armed rebellion; the Jews were not, but were attacked solely because of their identity. A second difference was that the persecution of Armenians was mostly confined to endangered areas, while the Armenian populations in other parts of the Ottoman Empire, notably in big cities, were left more or less unharmed. I say “more or less” because there were some attacks on individual Armenians accused of anti-Ottoman acts, but the Armenian populations in general were not persecuted.”

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mardi 22 décembre 2020

La Fédération révolutionnaire arménienne rend encore hommage à son ex-dirigeant Garéguine Nejdeh (nazi)

 

Statue de Garéguine Nejdeh à Erevan (inaugurée en 2016)


https://twitter.com/ayfwest/status/1341169106750324738 

« Ce jour-là, en 1955, Garegin Nejdeh est décédé. C’était un homme d’État arménien et un stratège militaire. En tant que membre de la Fédération révolutionnaire arménienne, il a été impliqué dans la lutte de libération nationale et les activités révolutionnaires pendant la Première Guerre des Balkans et la Première Guerre mondiale.

Il fut invité [en 1933] à se rendre aux États-Unis et à y travailler à la mobilisation des communautés [arméniennes] autour du projet d’une solide organisation de jeunesse. Il fit le tour du pays, encourageant les masses à rejoindre les rangs de l’Armenian Youth Federation [branche de jeunesse de la FRA], qui allait être créée [à la fin de la même année]. En sans présence, source d’inspiration, des centaines de jeunes gens affluèrent et demandèrent à faire partie de la première génération de l’AYF. Son empreinte sur l’AYF est encore forte soixante-cinq ans après [sa mort].  »


Pour ceux qui objecteraient que ses activités pendant la Seconde Guerre mondiale ne sont pas mentionnées : outre que la FRA et sa branche de jeunesse ne sont pas folles au point de se revendiquer explicitement nazies dans un pays démocratique, en 2020, ce parti était déjà raciste aryaniste dans les années 1910 (comme le prouve la production de son idéologue de l’époque, Mikaël Varandian) et c’est sur des bases expressément aryanistes que Nejdeh a fondé, en 1933, l’organsation rebaptisée Armenian Youth Federation dix ans plus tard.


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Patrick Devedjian et le négationniste-néofasciste François Duprat

Patrick Devedjian à Antony : méthodes mafieuses et idées d’extrême droite

lundi 21 décembre 2020

Patrick Devedjian à Antony : méthodes mafieuses et idées d’extrême droite

 


 

Frédéric Charpier, Nicolas Sarkozy. Enquête sur un homme de pouvoir. Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Presses de la Cité, 2007, pp. 229-230 :

« En 1983, Chirac et Pasqua le [Patrick Devedjian] poussent ainsi naturellement à se présenter aux élections municipales d’Antony. Le RPR applique alors la nouvelle “stratégie de reconquête du pouvoir par la base” qu’il a définie l’année précédente et ne lésine pas pour s’emparer des villes communistes. […] Pour autant, à Antony, Devedjian devra s’y reprendre à deux fois. Ce ne sera pas faute d’avoir mis le paquet. “On a mobilisé tous les militants du département pour le soutenir”, se souvient Jean-François Probst, alors bras de droit de Pasqua dans les Hauts-de-Seine. Patrick Devedjian dispose de gros moyens, en hommes et en argent. Ce sera une campagne musclée, virulente, émaillée de nombreuses bagarres mais recourant aux techniques les plus variées du marketing, telle celle de la relance téléphonique des électeurs. Antony bouillonne et ressemble peu à peu à une ville en état de siège. Le Parti communiste l’emporte tout de même [en mars 1983], quoique sa victoire soit de courte durée. Patrick Devedjian dépose en effet un recours administratif qui aboutit à l’invalidation de [l’élection de] son adversaire. À l’automne, nouvelle campagne. Celle-là encore plus musclée et agitée que la première. Le domicile du maire communiste est gardé nuit et jour par la police et des cars de CRS stationnent dans la ville. Cette fois, Patrick Devedjian gagne sur le fil et bien que ses adversaires aient à leur tour fait appel (celui-là est rejeté). Le voilà élu.

Antony servira désormais de tremplin à sa carrière politique. […] Son maire adjoint chargé de la culture Jean-Yves Le Gallou, alors dirigeant du Club de l’Horloge [boîte à idées xénophobe] et futur député du Front national, expurge la bibliothèque municipale d’une partie de la littérature marxiste ou marxisante. Il résilie les abonnements pris par la ville à des publications antiracistes, comme celles du MRAP, ou du Parti communiste, comme le fera des années plus tard Jacques Bompard, dans la ville d’Orange [département du Vaucluse]. »

 

« Jean-Yves Le Gallou — L’ethnarque du Front », Les Dossiers du « Canard enchaîné », n° 69, octobre 1998, p. 29 :

« Son ethnicisation systématique des problèmes, ses positions radicales — “la survie démographique de la nation justifie tous les sacrifices” —irritent parfois la vieille garde [du Front national]. “Tant que je serai là, ce parti ne sera jamais un parti raciste, tu m’entends, Le Gallou !” s’est énervé en 1992 Roger Holeindre, alias Popeye, dans le huis clos du bureau politique. Qu’on se rassure, le vieux grognard du FN n’a pas pris sa carte au MRAP. La discussion portait sur le programme que le parti s’apprêtait à présenter à sa convention nationale au Bourget. C’est là que le député européen Jean-Claude Martinez, farouche adversaire des “horlogers” [surnom donné aux membres du Club de l’Horloge], fera devant des journalistes un récit amusé de cet accrochage entre l’ancien baroudeur et le technocrate.

Holeindre, en tout cas, se croyait bel et bien investi d’une mission. “On est une vingtaine à tenir et à faire la ligne du parti”, confie-t-il. “Si on s’en va, vous aurez un vrai parti nazi.” »

 

Commentaires :

1) Si la violence politique sous la Cinquième République n’est pas le monopole de Patrick Devedjian, ni même du RPR, les campagnes de 1983 à Antony représentent néanmoins une singularité. En effet, après le meurtre d’un colleur d’affiches communiste par un adversaire gaulliste, près d’Arras, en 1968, après celui d’un colleur d’affiches socialiste, à Puteaux (Hauts-de-Seine, comme Antony), en 1971, la condamnation, au civil, du maire gaulliste de Puteaux, pour sa responsabilité indirecte dans ce crime, en 1974, la diffusion du film Adieu poulet, inspiré par ces crimes, en 1975, et la dissolution du Service d’action civique (SAC, service d’ordre du RPR, aux méthodes souvent plus que douteuses), en 1981, l’essentiel de la droite classique a pris certaines précautions. Le choix de recourir, dans le contexte de 1983, à la même tourbe qui avait fourni au SAC ses éléments les plus propices aux scandales est donc particulier à Patrick Devedjian ;

2) De même, si l’intégration d’éléments d’extrême droite, aux municipales de 1983, n’est pas propre à Patrick Devedjian, le choix d’un homme aussi fanatique que Jean-Yves Le Gallou reste très rare.

 

Lire aussi :

Patrick Devedjian et le négationniste-néofasciste François Duprat

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Le terrorisme arménien (physique et intellectuel) envers des historiens, des magistrats, des parlementaires et de simples militants associatifs

L’affaire Bernard Lewis (1993-1995)

Le machisme ordurier de Patrick Devedjian

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La Fédération révolutionnaire arménienne et l’extrême droite mégrétiste

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Le régime bananier arménien se flatte de ses liens avec l’extrême droite allemande

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jeudi 17 décembre 2020

Racisme antiturc et antirusse dans la pensée de l’arménophile nazi Paul Rohrbach


 

Paul Rohrbach était un publiciste allemand d’extrême droite, théoricien de la domination coloniale en Afrique noire par l’épouvante et le massacre mais aussi de l’expansion allemande à l’est contre une Russie et un Empire ottoman haïs et supposés (un peu comme l’Afrique noire) racialement inférieurs. En 1914, il cofonda la Société Allemagne-Arménie avec Johannes Lepsius et la dirigea de 1925 (mort de Lepsius) à sa propre mort, en 1956. Il se rallia au nazisme dès avant 1933.

 

Henry C. Meyer, « Rohrbach and His Osteuropa », Russian Review, II-1, automne 1942, p. 62 :

« Nombre d’idées défendues par [Paul] Rohrbach n’étaient ni originales ni très profondes. Il divisait l’histoire médiévale russe entre l’époque germanique et l’époque tatare et voyait dans Ivan le Terrible le symbole de l’âme russe moderne — tatare, barbare et cruelle. La conquête et l’agression étaient selon lui les caractéristiques dominantes de la voisine orientale de l’Allemagne. Il considérait son processus d’européanisation comme un échec complet et prophétisait que l’Occident ne souffrirait d’aucune perte d’ordre culturel si la Russie était cassée entre sa partie “européenne” et sa partie “asiatique”. “La Russie”, écrivait-il en 1909, “n’est pas un membre de la famille culturelle occidentale, n’est pas une puissance qui ait longtemps dépendu, pour sa force interne, des grandes forces morales de l’Occident. Elle possède au contraire l’esprit tatar, qui vise à la destruction de toutes les formes de vie libre, à l’oppression des peuples conquis et à l’annihilation des cultures supérieures.” »

 

Lire aussi, sur Paul Rohrbach, ses idées qui ont nourri la doctrine hitlérienne et sa réception dans le nationalisme arménien contemporain :

L’arménophilie de Paul Rohrbach

National-socialisme allemand : la filière germano-balte

Racisme antinoir : quand des nationalistes arméniens « oublient » leurs classiques

 

Sur l’arménophilie d’extrême droite jusqu’en 1945 :

L’arménophilie de Johann von Leers

L’arménophilie d’Alfred Rosenberg

L’arménophilie fasciste, aryaniste et antisémite de Carlo Barduzzi

L’arménophilie de Lauro Mainardi

La précocité du rapprochement entre la Fédération révolutionnaire arménienne et l’Italie fasciste (1922-1928)

Paul de Rémusat (alias Paul du Véou) : un tenant du « complot judéo-maçonnique », un agent d’influence de l’Italie fasciste et une référence pour le nationalisme arménien contemporain

L’arménophilie vichyste d’André Faillet — en osmose avec l’arménophilie mussolinienne et collaborationniste

Paul Chack : d’un conservatisme républicain, philosémite et turcophile à une extrême droite collaborationniste, antisémite, turcophobe et arménophile

Camille Mauclair : tournant réactionnaire, antisémitisme, turcophobie, soutien à la cause arménienne, vichysme

L’arménophilie-turcophobie d’Édouard Drumont, « le pape de l’antisémitisme », et de son journal

 

Et à l’époque actuelle :

Le régime bananier arménien se flatte de ses liens avec l’extrême droite allemande

Haut-Karabakh : la symbiose entre irrédentisme arménien et néo-nazisme

La place tenue par l’accusation de « génocide arménien » dans le discours soralien

La Fédération révolutionnaire arménienne et l’extrême droite mégrétiste

 

mardi 15 décembre 2020

Le soutien de Gérard Boyadjian aux pires auteurs de propos antimusulmans et antisémites

 Gérard Boyadjian est un cinéaste, surtout connu pour avoir été condamné en 2018 à cinq mille euros d’amende pour son film antimusulman Chameau, pas d’amalgames, condamnation confirmée en appel en 2019. Il a été défendu par Nathalie Le Guen, conseillère générale ex-FN de Nouvelle Aquitaine et par le site arménien Nouvel Hay Magazine.

L’an dernier, il soutenait d’un même élan Pierre Cassen, Christine Tasin, Renaud Camus (tous trois condamnés pour incitation à la haine contre les musulmans), Alain Soral, Dieudonné M’Bala M’Bala et Hervé Ryssen (tous trois condamnés pour incitation à la haine contre les Juifs, injures antisémites, etc.) :



Le mois dernier, il a insisté :



Il vient de revenir à la charge, ce mois-ci, en citant une phrase plus que douteuse de Michel Onfray, où les mystérieux « ils » ne sont pas nommés. Pourquoi ne le sont-ils pas, d’ailleurs ?



Le plus invraisemblable, dans cette affaire, est que M. Boyadjian ait trouvé, en septembre dernier, un soutien sur le site… Tribune juive, sous la forme d’un article apologétique, où se trouve (entre autres) ce passage qui donne à qui le lit l’envie de se frotter les yeux :



Rappelons, si nécessaire, que la loi Pleven (1972) est justement celle qui permet de poursuivre pour incitation à la haine raciale, ethnique, nationale ou religieuse (son abrogation n’est plus réclamée que par une partie de l’extrême droite), et que la loi Gayssot (1990) est celle qui permet de poursuivre pour contestation de crimes contre l’humanité. C’est dire à quel niveau de confusion mentale touche cet article, et ce qu’il révèle comme dérives chez quelques-uns.

 

Lire aussi :

Alain Soral de nouveau mis en examen : rappels sur Jean Varoujan Sirapian et le soralisme

Jean-Marc « Ara » Toranian semble « incapable » de censurer la frénésie antijuive de son lectorat

Le négationnisme (le vrai) sur l’ex-forum d’armenews.com

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De l’anarchisme au fascisme, les alliances très variables d’Archag Tchobanian

L’arménophilie fasciste, aryaniste et antisémite de Carlo Barduzzi

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L’arménophilie-turcophobie du pétainiste Henry Bordeaux

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lundi 14 décembre 2020

L’affaire Bernard Lewis (1993-1995)

 


Résumé : en 1993, Bernard Lewis se fait piéger par le journaliste Jean-Pierre Péroncel-Hugoz (qui évolue alors vers l’extrême droite), qui l’interroge sur la question arménienne ; il est poursuivi au pénal, notamment par le Comité de défense de la cause arménienne, lequel sait qu’il va perdre, mais veut, par cette défaite, provoquer le vote d’une loi liberticide ; il est aussi poursuivi au civil trois fois ; deux des procédures échouent, l’autre réussit contre le professeur Lewis, non à cause du contenu de ses déclarations mais de certaines formulations, et cela au nom d’une jurisprudence qui a cessé d’exister en 2005.


« Un entretien avec Bernard Lewis », Le Monde, 16 novembre 1993 :

« Bernard Lewis est aujourd'hui l'orientaliste anglo-saxon le plus en vue, comparable en France à des savants comme Jacques Berque ou Maxime Rodinson (lequel préfaça en 1982 le célèbre essai de B. Lewis, les Assassins, éditions Berger-Levrault). Une dizaine de ses ouvrages ont été traduits en français, notamment Juifs en terre d'islam (Calmann-Lévy), Comment l'islam a découvert l'Europe (La Découverte) et Islam et laïcité (Fayard). […]

 

[Jean-Pierre Péroncel-Hugoz] Si la Turquie est dans l’Europe, cela veut dire que tous les Turcs peuvent y venir, s’ils le veulent...

[Bernard Lewis] Je ne nie pas que c’est un problème très sérieux pour l’Europe... mais aussi une question fondamentale pour la Turquie. Dans la Conférence des États islamiques, il y a 51 membres et pratiquement un seul y est doté d’un système démocratique : la Turquie...

 

[Jean-Pierre Péroncel-Hugoz] Pourquoi les Turcs refusent-ils toujours de reconnaître le génocide arménien ?

[Bernard Lewis] Vous voulez dire reconnaître la version arménienne de cette histoire ? Il y avait un problème arménien pour les Turcs à cause de l’avance des Russes et d’une population anti-ottomane en Turquie, qui cherchait l’indépendance et qui sympathisait ouvertement avec les Russes venus du Caucase. Il y avait aussi des bandes arméniennes — les Arméniens se vantent des exploits héroïques de la résistance —, et les Turcs avaient certainement des problèmes de maintien de l’ordre en état de guerre. Pour les Turcs, il s’agissait de prendre des mesures punitives et préventives contre une population peu sûre dans une région menacée par une invasion étrangère. Pour les Arméniens, il s’agissait de libérer leur pays. Mais les deux camps s’accordent à reconnaître que la répression fut limitée géographiquement. Par exemple, elle n’affecta guère les Arméniens vivant ailleurs dans l’Empire ottoman. 

Nul doute que des choses terribles ont eu lieu, que de nombreux Arméniens — et aussi des Turcs — ont péri. Mais on ne connaîtra sans doute jamais les circonstances précises et les bilans des victimes. Songez à la difficulté que l’on a de rétablir les faits et les responsabilités à propos de la guerre du Liban, qui s’est pourtant déroulée il y a peu de temps et sous les yeux du monde ! Pendant, leur déportation vers la Syrie, des centaines de milliers d’Arméniens sont morts de faim, de froid… Mais si l’on parle de génocide, cela implique qu’il y ait eu politique délibérée, une décision d’anéantir systématiquement la nation arménienne. Cela est fort douteux. Des documents turcs prouvent une volonté de déportation, pas d’extermination. »

 

« Arméniens — Les explications de Bernard Lewis », Le Monde, 1er janvier 1994 :

« Les vues exprimées par Bernard Lewis, dans son entretien au Monde du 16 novembre, sur le drame des Arméniens de Turquie à la fin de la première guerre mondiale avaient suscité de vives réactions, notamment celle d'un groupe d'historiens (le Monde du 27 novembre) [aucun des historiens en question n’est spécialiste d’histoire turque ou ottomane, et le meneur n’est autre que l’urologue Yves Ternon, qui n’a pas hésité — par exemple — à falsifier ce qu’a écrit l’historien britannique Arnold Toynbee sur les pertes subies par les Arméniens ottomans, et à colporter des contrevérités sur Kars en 1920 et sur l’incendie d’İzmir]. L'orientaliste précise ici sa pensée.

 

Je voudrais expliquer mes vues sur les déportations d'Arménie de 1915, de manière plus claire et plus précise qu'il n'était possible dans un entretien nécessairement sélectif. Nombre de faits sont toujours très difficiles à établir avec certitude. Ma référence au Liban ne visait pas à établir une quelconque similitude entre les deux cas, mais à indiquer la difficulté qu'il y a à déterminer et à évaluer le cours des événements dans une situation complexe et confuse. La comparaison avec l'Holocauste est cependant biaisée sur plusieurs aspects importants.

1) Il n'y a eu aucune campagne de haine visant directement les Arméniens, aucune démonisation comparable à l'antisémitisme en Europe.

2) La déportation des Arméniens, quoique de grande ampleur, ne fut pas totale, et en particulier elle ne s'appliqua pas aux deux grandes villes d'Istanbul et d'Izmir.

3) Les actions turques contre les Arméniens, quoique disproportionnées, n'étaient pas nées de rien. La peur d'une avancée russe dans les provinces orientales ottomanes, le fait de savoir que de nombreux Arméniens voyaient les Russes comme leurs libérateurs contre le régime turc et la prise de conscience des activités révolutionnaires arméniennes contre l'Etat ottoman : tout cela contribua à créer une atmosphère d'inquiétude et de suspicion, aggravée par la situation de plus en plus désespérée de l'Empire et par les névroses — ô combien habituelles — du temps de guerre. En 1914, les Russes mirent sur pied quatre grandes unités de volontaires arméniens et trois autres en 1915. Ces unités regroupaient de nombreux Arméniens ottomans, dont certains étaient des personnages publics très connus [allusion, notamment, à Garéguine Pasdermadjian].

4) La déportation, pour des raisons criminelles, stratégiques ou autres, avait été pratiquée pendant des siècles dans l'Empire ottoman. Les déportations ottomanes ne visaient pas directement et exclusivement les Arméniens. Exemple : sous la menace de l'avancée russe et de l'occupation imminente de cette ville, le gouverneur ottoman de Van évacua à la hâte la population musulmane et l'envoya sur les routes sans transports ni nourriture, plutôt que de la laisser tomber sous la domination russe. Très peu de ces musulmans survécurent à cette déportation “amicale”.

5) Il n'est pas douteux que les souffrances endurées par les Arméniens furent une horrible tragédie humaine qui marque encore la mémoire de ce peuple comme celle des juifs l'a été par l'Holocauste. Grand nombre d'Arméniens périrent de famine, de maladie, d'abandon et aussi de froid, car la souffrance des déportés se prolongea pendant l'hiver. Sans aucun doute, il y eut aussi de terribles atrocités, quoique pas d'un seul côté, comme l'ont montré les rapports des missionnaires américains avant la déportation, concernant notamment le sort des villageois musulmans dans la région de Van tombés aux mains des unités de volontaires arméniens.

Mais ces événements doivent être vus dans le contexte d'un combat, certes inégal, mais pour des enjeux réels, et d'une inquiétude turque authentique — sans doute grandement exagérée mais pas totalement infondée — à l'égard d'une population arménienne démunie, prête à aider les envahisseurs russes. Le gouvernement des Jeunes Turcs à Istanbul décida de résoudre cette question par la vieille méthode — souvent employée — de la déportation.

Les déportés durent subir des souffrances effrayantes, aggravées par les conditions difficiles de la guerre en Anatolie, par la médiocre qualité — en l'absence pratiquement de la totalité des hommes valides mobilisés dans l'armée — de leurs escortes et par les méfaits des bandits et de bien d'autres qui profitèrent de l'occasion. Mais il n'existe aucune preuve sérieuse d'une décision et d'un plan du gouvernement ottoman visant à exterminer la nation arménienne. »

 

« Au tribunal de Paris Le Comité de défense de la cause arménienne poursuit “le Monde” pour deux articles “négationnistes” », Le Monde, 16 octobre 1994 :

« La dix-septième chambre du tribunal correctionnel de Paris a examiné, vendredi 14 octobre, la plainte pour “négationnisme” déposée par le Comité de défense de la cause arménienne [créé en 1965 par la Fédération révolutionnaire arménienne], contre l'islamologue anglo-américain Bernard Lewis et le journal le Monde, qui a reproduit à deux reprises ses propos contestant la réalité du génocide arménien dans une interview de portée générale sur l'Islam, publiée le 16 novembre 1993, et une lettre “explicative” publiée dans le courrier des lecteurs du 1er janvier 1994.

Le comité avait d'abord hésité à engager des poursuites, compte tenu de la difficulté d'étayer sa plainte sur le plan juridique et craignant qu'un éventuel échec judiciaire ne soit exploité par la Turquie. Ayant décidé de s’opposer aux “négationnistes”, il a finalement fait de l'audience une tribune historique et du procès Lewis un “enjeu majeur pour le peuple arménien”. Trois autocars sont venus de Lyon et plusieurs centaines d'Arméniens ont suivi les débats à l'intérieur comme aux abords du palais de justice de Paris, placé sous haute surveillance policière. […]

Revenant à la qualification juridique de la plainte contre l'islamologue, Me Yves Baudelot, l'avocat du Monde, a fait remarquer qu'elle se fonde sur un article de la loi Gayssot qui réprime la contestation des crimes contre l'humanité selon la définition établie pour le procès de Nüremberg, c'est-à-dire commis durant la seconde guerre mondiale. »

 

« Les actions engagées par les parties civiles arméniennes contre “le Monde” déclarées irrecevables par le tribunal de Paris », Le Monde, 27 novembre 1994 :

« Dans un jugement du 18 novembre, la dix-septième chambre du tribunal correctionnel de Paris a déclaré irrecevables les actions engagées pour “négationnisme” par les parties civiles arméniennes à l'encontre du Monde [et de Bernard Lewis]. Ces parties civiles, et notamment le Comité de défense de la cause arménienne [l’autre étant l’Union des médecins arméniens de France, l’UMAF, à l’époque proche du Front national], contestaient les propos de l'islamologue anglo-américain Bernard Lewis, qui avait notamment affirmé, dans un entretien accordé au Monde, qu'il n'y avait pas de “preuves sérieuses” d'un plan du gouvernement ottoman visant à exterminer la nation arménienne (le Monde du 17 octobre). Pour des raisons juridiques, le tribunal a estimé que les parties civiles arméniennes n'avaient pas “intérêt à agir”. »

 




Daniel Bermond, « L’affaire Bernard Lewis », L’Histoire, n° 192, octobre 1995 :

« Le Comité de défense de la cause arménienne (CDCA) engagea des poursuites contre Bernard Lewis, en se fondant sur la loi Gayssot de juillet 1990, pour “contestation de crimes contre l’humanité”, devant la 17e chambre de tribunal correctionnel de Paris. Mais les plaignants furent déboutés le 18 novembre 1994, les magistrats jugeant que les poursuites pour négationnisme ne s’appliquent qu’aux crimes contre l’humanité “commis pendant la dernière guerre mondiale par des organisations ou des personnes agissant pour le compte des pays européens de l’Axe”. Il n’y a donc pas eu délit au sens juridique de ce terme. »

 

« Dialogue avec le public », dans Comité de défense de la cause arménienne (dir.), L’Actualité du génocide des Arméniens, Créteil, Edipol, 1999, p. 365 :

« Question. Comment faire pour que l’arménien devienne un moteur, un élément dynamique, et cesse d’être une source de souffrance et d’angoisse ?

[…]

Claude Mutafian

[…]

Quand l’article de Bernard Lewis est sorti dans Le Monde, j’ai vu beaucoup d’Arméniens qui étaient furieux ; j’ai en effet transmis mes félicitations au journaliste Jean-Pierre Péroncez-Hugoz, parce qu’il a fait se démasquer Bernard Lewis. »

ð  Remarquons ici que, dans les années 1990, M. Péroncel-Hugoz était au milieu d’une évolution idéologique qui l’a finalement conduit à préfacer, en 2004, un livre violemment antiturc (La Turquie en Europe, un cheval de Troie islamiste ?) du pamphlétaire Marc d’Anna, alias Alexandre del Valle, issu de l’extrême droite radicale.

 

Bernard Lewis, Notes on a Century. Reflection of a Middle East Historian, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 2012, pp. 288-290 :

« Ce furent ces déclarations qui conduisirent à quatre procédures judiciaires, deux au pénal et deux au civil,  découlant de mon entretien et de la discussion qui a suivi. Trois actions étaient dirigées contre Le Monde et moi ; l’action civile restante [engagée par Patrick Devedjian au nom du Forum des associations arméniennes] était dirigée contre moi seul. Elles avaient en commun de me présenter comme coupable d’une infraction de type “négationnisme”, une infraction en droit français. Le [premier] jugement [au pénal] a été prononcé le 18 novembre 1994. The Armenian Report International du 20 octobre 1994 : “Il est improbable que Le Monde, le professeur Lewis, ou les deux à la fois soient condamnés, quand bien même le tribunal affirmerait que le génocide arménien est un fait ; la raison en est que la loi française adoptée en 1990, dite Gaysod [sic] interdit la publication de toute littérature questionnant la véracité du génocide ne concerne que l'holocauste juif commis durant la Seconde Guerre mondiale. Les poursuites engagées par le Comité de défense de la cause arménienne visait finalement à obtenir le vote d’une loi similaire en France, un texte qui s’appliquerait au génocide arménien.” Mon entretien et moi, avons été utilisés pour atteindre cet objectif.

Les tribunaux [17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris et 1re chambre civile] ont rejeté les trois actions qui visaient à la fois Le Monde et moi et n’ont donné qu’en partie raison à mes adversaires dans l'action civile dirigée contre moi seul. Mes amis français étaient pour la plupart de l’avis que tout l'entretien et ce qui s’en est suivi formaient un piège délibéré. Le cours des événements qui s'ensuivirent donne une plausibilité considérable à cette explication [voir ci-dessus]. Le tribunal [la 1re chambre civile] a explicitement rejeté toute intention “d'arbitrer et de trancher” des polémiques historiques et les controverses et a statué qu’“il n'appartient pas au tribunal d'évaluer et dire si les massacres commis de 1915 à 1917 contre les Arméniens constituent ou non le crime de génocide tel que défini par la loi.” Mais selon les juges, je devais le faire même dans le cadre étroit d’un entretien accordé à un journal. Mes adversaires, en revanche, même dans les livres et des articles, disposant d'un vaste espace à leur disposition, étaient libres d'ignorer un tel argument ou une telle preuve et même d'exiger sa suppression et la punition de ceux qui l'avaient présenté.

Plus précisément, ils restent libres de maintenir leur mépris total des masses de documents publiés, ainsi que les nombreuses études et monographies publiées par des savants de nombreuses nationalités et d’allégeances différentes ou n’en ayant aucune, à moins qu’ils n'acceptent et réaffirment totalement le point de vue que les partisans de la qualification de génocide ont maintenu inchangé depuis trois quarts de siècle.

Il n’y a pas de limite s’il s’agit de faire souffrir les sentiments des Turcs, soit en nommant et en condamnant comme telle la “version turque”, par des accusations de génocide dirigées non seulement contre les auteurs présumés mais contre toute la nation, passée et présente, soit en niant ou en approuvant les massacres de Turcs, Kurdes et autres villageois musulmans par la guérilla arménienne. »

ð  Ici, des explications s’imposent. Il a été déjà été vu plus haut pourquoi les actions au pénal (notamment celle engagée par le Comité de défense de la cause arménienne) ont été rejetées ; mais il faut préciser ce qu’il en est au civil. De 1951 à 2005, la Cour de cassation a autorisé l’utilisation de l’article 1382 (devenu depuis 1240) du code civil (qui spécifie que tout dommage doit être réparé) pour restreindre la liberté d’expression entre personnes physiques ; qu’un manque de prudence dans une étude historique, par exemple, pouvait constituer une faute civile. L’arrêt du 27 septembre 2005 a mis fin d’un coup à cette jurisprudence. Cette nouvelle position a été réitérée par l’arrêt du 6 octobre 2011, et de manière encore plus nette par celui du 10 avril 2013. Récemment encore, l’arrêt du 25 mars 2020 a réaffirmé cette exclusion.

Cela dit, même avec l’interprétation ancienne de l’article 1382, Bernard Lewis aurait pu et dû être relaxé, s’il avait davantage répondu, par exemple en faisant valoir que l’ONU n’a jamais « reconnu le génocide arménien » ; et que le vote du Parlement européen, en 1987, a été extorqué par la menace des bandes mobilisées par le néofasciste Patrick Devedjian.

 

Jean-Noël Jeanneney, Le Passé dans le prétoire. L’historien, le juge et le journaliste, Paris, Le Seuil, 1998, pp. 41-42 :

« Précisément parce qu’il ne se veut à aucun prix historien, le juge se refuse à taxer Bernard Lewis directement de mensonge (“il n’est pas contestable, dit-il, que [celui-ci] puisse soutenir sur cette question une opinion différente de celle des associations défenderesses”). Mais, parce que se référant à l’autorité des instances internationales (qui ont-elles-mêmes choisi leurs historiens) [allusion du Parlement européen, dont le vote fut extorqué par la menace physique] il souhaite le faire tout de même à travers elles, il est contraint de se placer uniquement sur le terrain de la méthode, où il se trouve assez faible. Car il est difficile de soutenir que Lewis d ’une part “ait omis des événements [...] rencontrant l’adhésion [la formule est curieuse] de personnes qualifiées” — il les a différemment éclairés —, d ’autre part qu’il n ’ait pas tenu compte de l’opinion opposée, ni dans l’interview ni dans sa réponse aux trente intellectuels où derechef il contestait, à l’origine de “cette horrible tragédie humaine”, l’existence “d’une décision et d’un plan d ’ensemble du gouvernement ottoman visant à exterminer la nation arménienne”, parce qu’il n’en existerait aucune “preuve sérieuse” — comment pourrait-il les contester s’il ne les évoquait pas ? »

 

Madeleine Rebérioux, « Les Arméniens, le juge et l’historien », L’Histoire, n° 192, octobre 1995 :

« Deux remarques. L’article 1382 du Code civil, invoqué pour poursuivre Lewis dès lors que la voie pénale était bouchée, est d’un maniement bien difficile. La notion de "dommage" sur laquelle il repose -causer à autrui un dommage oblige le responsable à le réparer-, de quels dangers n’est-elle pas chargée dès lors qu’on entend à la parole, à la communication écrite, à l’article de journal, à l’espace public en somme où le débat a normalement lieu, où la cité s’organise et s’énonce ! C’est la liberté d’expression qui peut être remise en question : elle, que nous considérons, en démocratie, comme un élément fondamental du jeu politique ; prenons donc garde, fût-ce au nom d’une communauté blessée, de ne pas déclarer "fautifs" des propos qui relèvent de cette liberté essentielle.

Surtout lorsque les propos tenus émanent d’un historien. Or, c’est ici que le jugement rendu contre Bernard Lewis apparaît bien roué, ou tortueux : d’une part le tribunal affirme que "l’historien a toute liberté d’exposer les faits". D’autre part, on lui reproche de ne pas les avoir tous exposés : élève Lewis, au bonnet d’âne ! En somme, ce qui est accordé à l’historien d’une main lui est retiré de l’autre. Au juge d’en juger. Non point, bien sûr — le prétoire ne s’y prête guère —, au terme d’un libre débat entre savants, mais à la suite d’une discussion entre avocats.

Bref, si nous laissons les choses aller d’un aussi bon train, c’est dans l’enceinte des tribunaux que risquent désormais d’être tranchées des discussions qui ne concernent pas seulement les problèmes brûlants d’aujourd’hui, mais ceux, beaucoup plus anciens, ravivés par les mémoires et les larmes.

Il est temps que les historiens disent ce qu’ils pensent des conditions dans lesquelles ils entendent exercer leur métier. Fragile, discutable, toujours remis sur le chantier -nouvelles sources, nouvelles questions-, tel est le travail de l’historien. N’y mêlons pas dame Justice : elle non plus n’a rien à y gagner. »

 

Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire. Édition augmentée, Paris, Le Seuil, 2010, pp. 335-336 :

« Il ne s’agissait pas là d’un négationnisme, car il ne mettait nullement en cause la réalité de ce massacre ni son caractère de masse ; la discussion portait sur le terme “génocide”. Pour B. Lewis, ce terme impliquait une décision d’anéantir le peuple arménien comme tel [c’est la définition de l’ONU], décision qui ne lui apparaissait pas établie par les documents. On peut juger cette définition du terme “génocide” pertinente ou trop rigoureuse, c’est un autre débat. L’intéressant, pour notre propos, est que la déclaration de B. Lewis fut ressentie comme un affront par les associations arméniennes qui l’attaquèrent en justice pour “faute génératrice d’une atteinte très grave au souvenir fidèle, au respect et à la compassion dus aux survivants et à leurs familles”. Le devoir de mémoire entre ici en conflit avec le travail de l’histoire : à certains moments et dans certaines circonstances, tout se passe comme si la condamnation d’un fait interdisait sa discussion. Tant les exigences de la raison et de la connaissance sont difficiles à concilier avec celles du jugement moral et du cœur.

On touche ici à la dernière contradiction : celle du particulier et de l’universel. Le devoir de mémoire coïncide généralement avec une affirmation identitaire ; il vise un événement considéré comme fondateur par un groupe. Par là, il exclut potentiellement ceux qu’il ne concerne pas directement. À l’horizon du devoir de mémoire, s’esquisse la possibilité d’un repli du groupe sur lui-même, l’interdiction faite aux autres d’exprimer autre chose qu’un acquiescement, voire l’affirmation qu’il est impossible aux autres d’entrer dans cette mémoire : “Vous n’êtes pas ceci ou cela, donc vous ne pouvez pas comprendre.” »


Guy Pervillé, « Sur la "réécriture de l’histoire" (1998) »

« En vertu de ces articles, le 21 juin 1995, Bernard Lewis a été condamné à payer des dommages et intérêts au Forum des associations arméniennes et à la LICRA., pour avoir “occulté les éléments contraires à sa thèse », pour s’être exprimé « sans nuances sur un sujet aussi sensible”, et pour avoir tenu des propos “fautifs”, parce que “susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne”. Ainsi, bien que le tribunal ait déclaré qu’il n’avait pas mission d’arbitrer et de trancher les controverses “provoquées par des événements se rapportant à l’histoire”, il a pourtant donné raison à une école d’historiens (ceux du peuple arménien) contre une autre (ceux de l’Empire ottoman et de la Turquie) avant que leur débat contradictoire ait pu aboutir à un consensus [12].

Quoi que l’on pense du fond du problème, ce jugement a créé un précédent que Madeleine Rébérioux a, de nouveau, très justement dénoncé comme dangereux pour la justice et pour l’histoire [13]. »

 

Pierre Nora, « Gare à la criminalisation générale du passé ! », Le Figaro, 17 mai 2006 :

« La tempête déclenchée, il y a quelques années en France, autour de Bernard Lewis relève du terrorisme intellectuel. »

 

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