Madeleine Rebérioux, « Jaurès et la Turquie », Bulletin de la Société d’études jaurésiennes, n° 109, avril-juin 1988, pp. 8-9 :
« La turcophilie de Jaurès évoquée par Alain Quella-Villéger était de
notoriété publique en 1912-1913, à l’heure des guerres balkaniques. “On me
reproche ces jours-ci d’être trop ‘turc’”, écrit-il dans La Dépêche de Toulouse le 8 janvier 1913, et le militant guesdiste Jacques
Hait dit Henri Nivet, ne dit pas autre chose — mais c’est pour l’en féliciter —
dans le petit livre qu’il publie au printemps 1913 : La Croisade balkanique (1) se présente comme une défense et
illustration de la Turquie à l’heure où se prépare son premier partage, au
lendemain de la prise d’Andrinople par les Bulgares (2). Il n’est pas question
de traiter ici un thème que j’ai effleuré naguère avec Georges Haupt (3) et que
celui-ci a développé lors du colloque Jaurès et la nation, le premier qu’organisa
la Société d’Etudes jaurésiennes (4). On peut cependant s’interroger sur les
conditions dans lesquelles a évolué le jugement de Jaurès sur la Turquie et sur
les raisons du soutien qu’il lui apporte à la veille de la Grande Guerre.
Jaurès a d’abord commencé à s’intéresser aux problèmes des peuples vivants
en Turquie et de leurs malheurs dès que sont connus les massacres d’Arméniens
organisés par Abdul Hamid à Sassoun, puis à Trébizonde et à Constantinople, de
1894 à 1896 (5) [ils sont en réalité le
produit de la stratégie
de la tension et de la provocation menée par le
Hintchak puis la Fédération révolutionnaire aménienne ; Abdülhamit,
qui a nommé des Arméniens à des
postes clés, n’a ordonné aucune tuerie]. Dans le grand discours qu’il
prononce à la Chambre le 3 novembre 1896, il dénonce les brutalités atroces
commises de concert par les Kurdes et par la soldatesque du Sultan ; au-delà de
la compassion, il met en cause le responsable — le Sultan — et les complices,
plus ou moins actifs, plus ou moins silencieux, les gouvernements russes,
anglais et français, et c’est à la conscience européenne qu’il en appelle [avec des arrière-pensées de politique
intérieures : voir ci-dessous]. Il entre d’ailleurs, en novembre 1900
au comité de rédaction de Pro Armenia,
la petite revue dont Jean Longuet est le secrétaire de rédaction, et, en 1902
puis en 1903, il prend la parole dans les rencontres internationales organisées
à Paris par les Arméniens. […]
C’est alors que Jaurès commence à
afficher des positions nettement personnelles. Non qu’il se montre indifférent
aux plaintes des socialistes persécutés (8). Mais d’une part, il reste attaché aux Jeunes Turcs et à
leur volonté de modernité ; d’autre part les petits groupes socialistes de
Turquie ne lui semblent guère représentatifs du prolétariat turc ; enfin
lorsque s’enclenche le cercle infernal des guerres balkaniques, il décèle à l’arrière-plan
les dangereuses manipulations des grandes puissances. Précisons en quelques
mots ces trois points.
Que Jaurès soit personna grata auprès des Jeunes Turcs, nul n’en doute dans
l’Internationale, et surtout pas son secrétaire général Camille Huysmans qui,
fin janvier 1911, lui envoie S. Nahum, le délégué au BSI [Bureau socialiste international] de la Fédération de Salonique
(9) pour tenter d’élaborer les bases d’un compromis entre la Fédération et le
gouvernement Jeune Turc. C’est que, dès 1904/1908, Jaurès a été en relation
avec des militants Jeunes Turcs, alors dans l’opposition, et qui résidaient à Paris
(10) : il s’est acquis auprès d’eux un immense prestige dont le capital ne
semble pas s’être dissipé.
Il reconnaît d’ailleurs volontiers qu’il y a en Turquie quelque chose de
lent et d’inerte qui l’empêche de prendre à temps les résolutions nécessaires,
de réaliser à temps les réformes nécessaires (11). Mais il reste convaincu que
les meilleurs Turcs, les plus prévoyants, les plus patriotes cherchent à rénover
leur pays au contact de l’Europe (12), et que, au fond, les nationalités
minoritaires, en formulant prématurément leurs revendications, n’ont pas laissé
aux Jeunes Turcs le temps nécessaire pour jeter les fondements de leur
programme. […]
En raison de la dominante
islamique de la Turquie, Jaurès voit dans ce pays une avant-garde : celle du
monde de l’Islam, susceptible d’être associé au mouvement et au progrès de l’Europe
moderne, pour peu que les Jeunes Turcs parviennent à régénérer leur pays (16).
Une manière pour les Européens d’accéder à une autre culture dont il salue
au même moment la vitalité et la grandeur dans les pays maghrébins (17). Les
contacts interculturels, Jaurès y découvre une des espérances majeures du XXe
siècle, une des raisons de penser qu’il ne sera peut-être pas voué aux seules
tragédies.
Les tragédies : c’est bien elles pourtant qu’il aperçoit à travers les
rivalités qui opposent entre elles les puissances, s’agissant de la Turquie
dans son ensemble, et plus particulièrement de ses territoires européens. Ce qu’il
voit à l’œuvre dans les Balkans, à travers les initiatives des Bulgares, des
Grecs ou des Roumains, ce ne sont pas seulement les revendications
nationalistes, ce ne sont même pas seulement les classiques ambitions des
grands Etats européens — ainsi la Russie derrière les Bulgares — c’est le
mensonge généralisé, les étranges palinodies qui font que l’Allemagne par
exemple se range du côté des dépeceurs, convaincue qu’entre la Bulgarie agrandie
et la Russie convoiteuse il y aura demain défiance et antagonisme (18). Puis, au-delà
d’une Europe décomposée où se déploie, comme en Asie, le jeu des financiers
réactionnaires, il voit se lever l’ombre de la guerre mondiale.
Ainsi s’explique, loin de tout exotisme, la turcophilie de Jaurès. »
Alain Quella-Villéger, « Jean Jaurès et
Pierre Loti. De la littérature à la turcophilie », ibid., pp. 4-5 :
« Dans les affaires balkaniques, Pierre Loti, on le sait, s’est rangé
du côté de la Turquie. Il fait figure en 1912-1913 de grand ami du peuple turc.
On sait moins en revanche que Jean Jaurès se rangea aussi dans ce camp. Parce
qu’il refuse l’idée d’une guerre européenne à cause des Balkans, il incite le
Bureau socialiste international à organiser les 24 et 25 novembre 1912 le
Congrès extraordinaire de Bâle qui se consacre à cette question. C’est là qu’il
prononce, le 25, le célèbre discours dans lequel il déclare pleurer sur les
morts innombrables couchés là-bas vers l’Orient.
Charles Rappoport publie en décembre 1912 un petit brûlot intitulé Contre la guerre. Le n° 3 de Contre la guerre, page 3, rassemble parmi
Ceux qui protestent : contre le “droit” de la conquête les
noms de Jean Jaurès et de Pierre Loti, avec ce commentaire : “la presse française
prend une grosse responsabilité devant l’Histoire en laissant passer sans
protestation l’étranglement de la nation turque. Honneur à ceux qui, au milieu
de la muflerie générale, élèvent leurs voix contre les prétentions cyniques de
la force brutale. C’est eux, et non les gouvernants, placés, toujours par
instinct et par intérêt, du côté du plus fort, qui sauvent actuellement l’honneur
de la France.”
Parmi les hommes politiques
français, Jean Jaurès était un de ceux sur lesquels les députés ottomans comptaient
beaucoup (4). Il suffit
de rappeler les lignes suivantes du député pour s’en convaincre :
“Est-il nécessaire, pour libérer le christianisme, de livrer encore au
vainqueur le vilayet d’Andrinople et Andrinople même, où les musulmans sont en
immense majorité ? Est-il indispensable d’achever à terre la Turquie blessée ?
Est-il bon de la rejeter hors de l’Europe ? L’Écho
de Paris publiait avant-hier
un article d’un journal de Constantinople où les meilleurs des Turcs, les plus
prévoyants, les plus patriotes, disaient : ‘Nous voulons rester en Europe,
parce que nous voulons devenir Européens.’”
Loti ne dit rien d’autre dans ses articles au Figaro, au Gil-Bas, et dans
Turquie
agonisante (1913).
Jaurès-Loti, même combat ! D’ailleurs, il n’est que de constater leur image
de marque commune auprès des Turcs. Par exemple, Fethi Okyar, attaché militaire
turc nommé à Paris de 1910 à 1912, lorsqu’il doit quitter la capitale pour aller
combattre en Tripolitaine, rend deux visites : l’une au leader du parti
socialiste, l’autre à l’académicien. Il leur demande de soutenir la Turquie
dans son conflit contre l’Italie. Tous deux y donnent suite : Jaurès par une
déclaration publique de protestation contre l’agression italienne, Loti par un article dans le Figaro. »
René Pinon (arménophile le
plus souvent modéré), L’Europe
et l’Empire ottoman, Paris, Perrin, 1913, pp. 53-54 :
« Mais le résultat auquel l’Angleterre n’avait pu arriver par son
action extérieure, l’opposition, en France même, allait l’obtenir partiellement
en menant, contre le cabinet Méline-Hanotaux (1), la plus violente campagne, et
en affectant de rendre la politique franco-russe responsable de massacres que d’autres
avaient provoqués, qu’elle n’avait pas qualité pour punir, qu’elle a finalement
arrêtés, et qu’elle a essayé d’empêcher dans toute la mesure où elle le
pouvait, sans sacrifier sa propre sécurité et sans jeter l’Europe dans les
complications redoutables d’une crise orientale. Cette campagne ne servit pas la
cause des Arméniens, mais elle réussit à ameuter une partie de l’opinion
française contre une politique qui faisait notre force dans le monde, mais qui gênait
la liberté de mouvements de l’Angleterre.
_______
(1) Il est utile de se souvenir des dates des ministères qui se sont
succédé en France pendant cette période :
Élection de M. Félix-Faure à la Présidence : 17 janvier 1895.
Ministère Ribot-Hanotaux : 27 janvier-28 octobre 1895.
Ministère Brisson-Bourgeois-Berthelot [orienté
à gauche] : 3 novembre 1895-23 avril 1896.
Ministère Méline-Hanotaux [centriste]
: 30 avril 1896-14 juin 1898.
La campagne violente à propos des affaires arméniennes ne commença à Paris
qu’après l’avènement du ministère Méline : elle fut conduite d’une part par MM.
Jaurès, Victor Bérard, etc., et d’autre part par MM. de
Mun, Denys Cochin, etc. [c’est-à-dire
uniquement par des opposants de gauche et de droite au gouvernement Méline…] »
Jean Jaurès, « Réformes
turques », L’Humanité, 15
juillet 1908, p. 1 :
« Je ne parle pas du gouvernement russe, qui fait partout besogne d’écrasement.
Toutes les puissances européennes sont flagrantes de convoitises ; elles
sont chargées de lourds péchés contre les peuples ; elles n’ont guère qualité pour faire la leçon, même à un Abdul-Hamid.
Pourtant, si l’Europe a gardé un peu de prudence, un peu de bon sens, si elle
veut éviter les complications, les périls, les alarmes que lui réserve la
question balkanique, elle appellera de tous ses vœux la constitution d’un grand
parti turc, national et réformateur, qui prépare en Turquie la justice pour
tous, chrétiens et musulmans [allusion au
Comité Union et progrès, en passe de renverser l’autocratie hamidienne et de devenir
un grand parti politique], et qui dispense les puissances européennes d’interventions
souvent discordantes, et dont les plus généreuses ont une tare. »
Jean Jaurès, « Union
nécessaire », L’Humanité, 24
avril 1909, p. 1 :
« D’autre part, les libéraux de l’Union libérale [aussi appelée Entente libérale] et les Arméniens doivent
reconnaître combien il est dangereux pour eux de bouder contre le Comité
Jeune-Turc, Union et Progrès. »
Jean Jaurès, « La Pologne
turque », L’Humanité, 1er
novembre 1912, p. 1 :
« La nouvelle et grave défaite de l’armée turque semble enlever à la
Turquie tout moyen de résistance, toute chance de relèvement militaire. Et ceux
qui avaient déjà formé et même publié des plans de démembrement avant même que
l’armée turque n’eût reçu ce coup suprême, vont sans doute précipiter leurs
convoitises. Pour nous, nous ne suivrons pas l’exemple de ceux qui ne
pardonnent pas à Ia Turquie ses défaites ; et nous ne cacherons pas notre douleur devant la disparition d’une nation.
C’eût été une noble chose d’associer les Musulmans à la civilisation européenne,
d’aider ceux des Turcs qui tentaient, malgré les difficultés sans nombre, malgré
les résistances formidables du passé, de moderniser leur pays.
L’Europe égoïste et basse a manœuvré de telle sorte que le nouveau régime, discrédité
et affaibli par tous les coups qu’elle lui portail, n’a pu remplir sa mission
historique. Elle a rendu presque impossible l’œuvre de réforme qui aurait donné
de toutes les populations balkaniques les justes garanties que les États
balkaniques conquièrent maintenant à la pointe du glaive, dans l’ivresse de la
force et au prix du martyre et du dépècement d’une nation. Ce ne sera pas la
suppression de la servitude. C’en sera le renversement. Il y aura seulement d’autres
maitres et d’autres esclaves. Et l’abaissement
qu’on inflige au monde musulman par la suppression de la Turquie sera une
diminution pour la civilisation générale. Même si, à la longue, des progrès
politiques et sociaux doivent résulter de la crise, c’est par des chemins
ignominieux et sanglants, par la ruse et par la violence que la race humaine y
aura été conduite.
C’est bien, qu’on ne s’y trompe pas, la suppression totale de la Turquie qu’on
prépare. Il n’y aura pas seulement dénombrement de la Turquie européenne. Il y
aura démembrement de la Turquie asiatique. Quand la Serbie aura la Macédoine,
quand la Roumanie aura la Dobroudja, quand la Bulgarie aura presque toute la
Thrace, quelle valeur nationale gardera Constantinople ? Ce ne sera plus une
capitale politique. Ce sera un entrepôt de marchandises, un bazar oriental placé
sous le contrôle de toutes les puissances. Mais quel est donc alors le pouvoir
qui administrera la Turquie d’Asie ? Où sera son point d’appui ? Où sera son
prestige ? Où seront ses ressources ? Comment la Turquie mutilée et réduite
à son domaine asiatique pourra-t-elle faire face aux engagements financiers de tout
ordre qu’elle a souscrits, au paiement de la dette ottomane, au paiement des
garanties kilométriques pour les voies ferrées concédées à l’Allemagne et à la
Russie ? Tous les créanciers voudront prendre des gages, et la protection des Arméniens fournira le
prétexte d’humanité dont les financiers et les gouvernements auront besoin.
Ainsi, de même que le premier partage de la Pologne a conduit fatalement à de
nouveaux partages, le démembrement de la Turquie d’Europe conduira au
démembrement de la Turquie d’Asie. »
Jean Jaurès, « Une mer de sang
pour les fourbes », L’Humanité,
10 novembre 1912, p. 1 :
« Mais nous, ne savons-nous pas que la Russie a unie large part de
responsabilité dans les événements qui à cette heure ébranlent l’Orient européen
et menacent le monde ? C’est la diplomatie russe qui en 1877, a secrètement
livré la Bosnie et l’Herzégovine à l’Autriche. C’est la diplomatie russe qui,
dans l’entrevue plus récente de Buchlau, a autorisé M. d’Aerenthal [Alois Lexa von Aehrenthal, ministre
autrichien des Affaires étrangères de 1906 à 1912] à faire contre la Turquie
le coup de l’annexion [de la Bosnie-Herzégovine,
restée nominalement ottomane, mais sous administration austro-hongroise, jusqu’à
l’annexion unilatérale de 1908]. C’est la diplomatie russe qui, furieuse d’avoir été jouée par l’Autrichien
et de n’avoir pas eu tout de suite sa part du butin, a machiné l’accord des États
balkaniques comme un moyen de revanche contre l’Autriche. C’est le représentant
de la Russie à Sofia, c’est le représentant de la Russie à Paris, qui ont contribué
à organiser, la Ligue des Balkans et à lui donner un tour agressif. »
Jean Jaurès, « Un peu de
mesure », La Dépêche
(Toulouse), 13 janvier 1913, p. 1 :
« Mais enfin les plus farouches adversaires des Turcs ne méconnaissent
pas qu’il y a en eux une sorte de noblesse naturelle. Et si l’Europe avait été
bienveillante et équitable, elle les aurait aidés à s’adapter peu à peu au mouvement
moderne. Elle a préféré les diviser, les corrompre [allusion du financement britannique et grec de l’Entente libérale],
les violenter et se créer à elle-même des prétextes d’intervention brutale [allusion à l’expansionnisme russe]. »
Jean Jaurès, « Une lettre de M.
Pierre Loti », L’Humanité,
30 janvier 1913, p. 1 :
« J’avais prié M. Loti, qui a parlé si généreusement des Turcs vaincus, de
vouloir bien nous donner son sentiment sur les hommes et les choses de Turquie.
Il a bien voulu m’adresser la belle lettre que nous publions ci-dessous. Elle
est d’autant plus émouvante qu’il fait une large part aux fatalités de la
guerre et au “droit de la force”. Il sait que de grands changements dans l’équilibre
des Balkans sont devenus nécessaires. Il s’étonne et s’indigne comme nous que l’Europe
et les alliés [balkaniques] n’aient
pas eu la sagesse de se contenter des sacrifices immenses consentis par la
Turquie. Ces exigences imprudentes, démesurées et inhumaines ont de nouveau
remis la paix en question. »
Déclaration de Jean Jaurès à
la délégation jeune-turque venue à Paris en 1913, citée dans Soner Yalçın, « Bizim liberal adyınlar bu ünlü sözü
anımsıyorlar mı? », OdaTV,
21 novembre 2008 :
« Ce type de désastre [les massacres
de Turcs et autres musulmans par les coalisés
balkaniques] est une fatalité pour toute nation. Ne perdez pas espoir.
Cependant, un danger, plus grand encore, vous guette. Une propagande réformiste
a débuté en Arménie. Je crains que les Russes ne l’instrumentalisent pour
frapper une ultime fois. Amorcez de vous-même des réformes de fond dans cette
zone, peut-être ainsi, pourrez-vous éviter un tel risque. »
Jean Jaurès, « Conjectures »,
L’Humanité, 29 juillet 1913, p. 1 :
« L’ambassadeur anglais à Constantinople a protesté contre l’attitude
de la Turquie. Il a fait savoir, au nom de Sir Edward Grey, que l’Angleterre
retirerait à la Turquie le soutien moral et financier qu’elle lui avait promis.
Il a ajouté qu’elle ne protègerait point la Turquie contre les conséquences de
sa faute [la « faute » en
question étant la reconquête d’Edirne/Andrinople lors de la seconde guerre
balkanique]. […]
Très probablement, si l’Angleterre insiste de la sorte, c’est qu’elle
redoute que des événements nouveaux fournissent à la Russie le prétexte
impatiemment attendu d’agir en Asie mineure.
Le gouvernement de Sir Edward Grey a eu dejà du mal à faire accepter à l’opinion
anglaise, conservatrice ou radicale, la politique anglo-russe en Perse [le partage
du pays entre une zone où les Russes ont les mains libres,
une zone où les Britanniques ont les mains libres, et une où Britanniques et
Russes s’engagent à n’agir que de conserve]. La politique de la Russie a éveillé des défiances
de Lord
Curzon, comme des radicaux du Daily
News. Que serait-ce si la Russie, sous couleur de châtier le gouvernement
turc, mettait la main sur l’Arménie [Anatolie
orientale], où depuis si longtemps chemine l’intrigue russe et où viennent
d’éclater, par une coïncidence bien inquiétante, des troubles nouveaux ? C’est
sans doute pour couper court à cette manœuvre de la Russie que l’Angleterre se
hâte d’intervenir auprès des Turcs pour qu’ils rentrent dans les termes du traité de Londres [qui mit fin à la première guerre balkanique
et attribua Edirne/Andrinople à la Bulgarie].
Mais, en vérité, la Russie aurait-elle le droit de tenter cette opération même
si les Turcs restaient à Andrinople ? Il y a eu un moment, dans la première période
de la crise balkanique, où la Russie a interdit aux Bulgares de saisir Andrinople.
D’où vient qu’elle considère aujourd’hui comme indispensable ce qu’elle jugeait
naguère dangereux ?
Et si, comme il est probable, elle ne cherche qu’un prétexte à se pousser en
Asie Mineure, le gouvernement anglais peut-il croire que sa démarche suffira à
enlever ce prétexte à la Russie ? Comme il est probable que la Turquie ne s’inclinera
pas, la Russie trouvera, au contraire,
dans l’échec de l’intervention anglaise, une raison nouvelle de pousser sa
pointe en Arménie. »
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