D’habitude, j’écris le moins possible sur ce blog, dédié, comme son nom l’indique,
aux sources ; mes commentaires visent à les rendre plus facilement
intelligibles, quand il y a lieu. À titre exceptionnel, la source est ici mon
témoignage.
Rappel des faits
J’ai porté plainte en septembre 2016 contre le député suisse Carlo
Sommaruga, Jean-Marc
« Ara » Toranian, ancien chef de la branche « politique »
de l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie (ASALA) en France,
directeur des Nouvelles d’Arménie
magazine, et Laurent Leylekian, ancien directeur de France-Arménie — contre M. Sommagura pour m’avoir qualifié de « suppôt
du pouvoir turc » et de « négationniste du génocide » arménien ;
M. Leylekian pour avoir retweeté avec un commentaire aussi agressif contre moi
que favorable à l’agression verbale ; M. Toranian pour avoir reproduit
cette agression sur son site. Initialement, le procès était prévu pour décembre
2019, mais entretemps, dans une affaire similaire, la cour d’appel de Paris
avait justifié des relaxes par la loi
inconstitutionnelle du 29 janvier 2001, ce qui m’a conduit à faire déposer
par Me Olivier Pardo une question
prioritaire de constitutionnalité. Me Henri
Leclerc, alors avocat de M. Toranian, avait fulminé en vain : la QPC
fut enregistrée.
L’audience suivante fut fixée au 4 février 2021.
La QPC
Dans un premier temps, conformément aux règles, la QPC fut débattue :
d’abord la plaidoirie de Me Pardo en sa faveur, puis celles de la
défense, Mes Frédéric Forgues et Lucille Vidal, cette dernière s’occupant
désormais seule des procédures engagées contre M. Toranian, son patron Henri
Leclerc ayant récemment pris sa retraite. Mon avocat se centra sur l’applicabilité
au litige (le texte législatif que nous contestons est cité pas moins de onze
fois du côté de la défense et fonde la demande de relaxe) et sur la normativité
ambigüe d’un texte déclaratif, sans sanction, mais prétendant parler au nom de
la France. Un habitué du tribunal de Paris, venu, par curiosité, à l’audience,
dit à un de mes amis que la défense s’était contentée de dénigrer notre QPC
sans vraiment répliquer sur le fond. Je partage cette analyse. Il est vrai que
l’inconstitutionnalité de la loi du 29 janvier 2001 est tellement
criante que la défense était dans une position très inconfortable.
Les témoins de la défense
Cette dernière avait fait citer l’ex-urologue Yves Ternon et le spécialiste
de l’affaire Dreyfus Vincent Duclert. M. Ternon approchant des 89 ans, la
présidente de la 17e chambre correctionnelle (chambre de la presse) proposa que
les témoins fussent entendus d’abord ; personne ne fit la moindre objection. Je
doute fort que les deux intéressés et ceux qui les ont fait venir aient
beaucoup apprécié la double performance ainsi donnée.
M. Ternon — arrivé sans cravate — dut avouer qu’il n’avait jamais rien lu
de moi, qu’il me traitait de « négationniste » sans me connaître, et
ce, après avoir revendiqué une expertise en matière de « négationnisme ».
Ce jour-là, chacun put voir qui était cet homme, notamment lorsqu’il prétendit
que j’avais été « condamné », ce qui est absolument faux. M. Ternon n’est
même pas un menteur professionnel : c’est un menteur maladroit. Il s’est
proclamé expert de la Shoah, de la médecine nazie, du « génocide arménien »,
du génocide des Rwandais tutsis et du « négationnisme » (ce terme
incluant même, selon lui, ceux qui ne contestent pas l’existence du génocide
des Rwandais tutsis mais qui utilisent cette qualification juridique pour les
massacres de centaines de milliers civils hutus par les ethno-nationalistes
tutsis). Il ne manquait plus que le Japon médiéval et l’Espagne franquiste. Me
Pardo fit observer que cela faisait tout de même beaucoup pour un seul homme.
M. Ternon ne trouva rien à répondre, sinon la prétention d’avoir passé toutes
ses vacances à travailler sur l’histoire. Pour soutenir son intime conviction
sur la tragédie de 1915-1916, il ne trouva comme référence que le manipulateur
de sources Taner Akçam, dont les méthodes
frauduleuses ont été démontées par divers
historiens, dont moi.
M. Duclert se présenta avec encore plus d’assurance — mais pas pour de meilleures raisons. Son interrogatoire par Me
Pardo fut un supplice qui dut lui paraître durer des heures. Dans sa
déposition, M. Duclert s’en était — notamment — pris aux trois lettres de
soutien que m’avaient adressées, respectivement, Michael M. Gunter, professeur
de sciences politiques à l’université technique du Tennessee, Edward J.
Erickson, ancien professeur d’histoire à la Marine Corps University et auteur d’une
quinzaine de livres sur la Turquie et l’Empire ottoman ; et Pamela Dorn
Sezgin, professeur d’histoire à l’université de Géorgie du nord. Me
Pardo commença son interrogatoire en demandant à M. Duclert comment il avait pu
avoir connaissance de ces lettres. La réponse fut fort étonnante : « Par
mon avocat. » Comment cela, par son
avocat ? Nul n’a porté plainte contre M. Duclert. Se rendant compte de l’erreur
monumentale qu’il venait de commettre, le témoin se mit à expliquer qu’il
connaissait l’existence de ces lettres, mais qu’il n’en connaissait pas le
contenu jusqu’à l’audience (Me Vidal lui en avait lu des extraits,
au terme de sa déposition, pour l’interroger là-dessus). M. Duclert était tout
de même très bien préparé pour quelqu’un qui découvrait le contenu sur le
moment. Il dut finalement admettre avoir discuté avec la défense de M. Toranian
et même lui avoir envoyé des articles pour parution dans Les Nouvelles d’Arménie magazine. La 17e chambre
correctionnelle a dû voir comparaître, dans le passé, des témoins plus
détachés.
Néanmoins, les souffrances de M. Duclert ne se sont pas arrêtées là — il s’en
faut, il s’en faut de beaucoup. En effet, il avait cru pertinent de citer la
page « Remerciements » de ma thèse, où j’exprimais ma gratitude
envers Sümeyye Hoşgör (historienne) pour m’avoir traduit quelques
documents ottomans et Monika Manişak-Paksoy (traductrice) pour m’avoir
permis de comprendre un article en arménien ; il en déduisait cette
critique : « M. Gauin ne sait pas lire l’osmanli et l’arménien. »
Je me rappellerai toujours de cet instant, où, me tournant vers Me
Olivier Pardo, je lui ai murmuré : « Mais lui non plus ! »
D’où, évidemment, le moment venu, cette question : « Vous avez
reproché à mon client de ne pas lire l’arménien et l’osmanli ; c’est donc
que vous, vous comprenez ces langues ? » J’ai rarement assisté, dans
ma vie, à un tel moment de gêne.
La gêne s’est presque transformée en suicide intellectuel quand M. Duclert
a dû avouer : « Je ne suis pas spécialiste du génocide arménien. »
Que venait-il donc faire dans cette galère ?
Les parties
M. Leylekian fut à la hauteur de sa performance lors du procès devant la
même chambre (autrement composée), en 2013, et qui lui valut d’être condamné
pour diffamation (une condamnation confirmée l’année suivante en appel). Il se
surpassa même, lorsqu’il avoua candidement qu’il ignorait, jusqu’à ce jour, que
la Cour européenne des droits de l’homme était composée de magistrats
professionnels.
M. Toranian est un meilleur acteur, mais comme tant d’autres comédiens
sexagénaires et possédant un demi-siècle d’expérience, il peine à sortir de son
rôle favori. Sa déclaration fut on ne peut plus politisée, mêlant des sujets
divers, jusqu’à des accusations absurdes contre la Turquie, à propos de la
guerre arméno-azerbaïdjanaise de l’automne dernier — elle aurait envoyé « deux
mille djihadistes » sunnites se battre pour un pays laïque à majorité
chiite, allié d’Israël et trois plus peuplé que le voisin contre lequel il
entamait une opération de reconquête territoriale (les territoires illégalement
occupés depuis 1992-1993). La présidente lui expliqua aimablement que le
tribunal préférait entendre des déclarations en rapport avec l’affaire, mais M.
Toranian mit un certain temps à bien le comprendre. Interrogé par Me
Pardo à mon sujet, M. Toranian avoua du « mépris » — sans expliquer
précisément ce qui pousse ce titulaire d’un baccalauréat à me mépriser, moi qui
ai un doctorat en histoire, et sans jamais apporter de contradiction spécifique.
Puis, ce fut mon tour de parler. Je me suis présenté aussi brièvement que
possible. La présidente du tribunal m’a demandé des précisions sur les motifs
de ma plainte, sur ma thèse de doctorat et sur les universités en Turquie. Mes
réponses lui ont attiré ce commentaire : « C’est intéressant, ce que
vous dites » ; et une autre question, pour aller plus loin sur le même
sujet. Une des juges assesseurs m’a demandé ce qu’était l’AVIM, la boîte à
idées où je travaille, et ce que j’y faisais. J’ai bien volontiers répondu. L’autre
juge assesseur m’a demandé ce que j’avais publié sur la question arménienne :
pour des raisons évidentes, j’ai répondu en donnant des exemples de publications hors de Turquie, notamment mon chapitre pour un ouvrage dirigé par
Edward J. Erickson et paru chez le grand éditeur londonien Bloomsbury en
décembre 2019. Cela m’a donné l’occasion de préciser que trois des quatre
universitaires ayant lu le manuscrit ont nettement approuvé la parution de mon
chapitre — le premier d’entre eux, Matthew Hugues, professeur d’histoire
militaire, a même écrit : « c’est un chapitre fort — puissant ».
Je me suis alors demandé, à voix haute : « Si j’étais vraiment le
marginal que la défense décrit, comment aurais-je eu l’approbation de trois
universitaires britanniques sur quatre ? » Je n’obtins pas de
réponse.
Pour entrer plus précisément sur le fond, j’ai présenté plusieurs arguments
contre la qualification de « génocide arménien » : l’échec des
enquêteurs britanniques à trouver des preuves, ne fût-ce que contre un seul des
144 ex-dignitaires ottomans internés à Malte, de 1919 à 1921, ou contre l’État
ottoman en tant que tel ; la nature contre-insurrectionnelle de la
décision de déplacement forcé ; l’exemption pour environ 500 000 Arméniens
ottomans et l’absence de tout équivalent des lois nazies de Nuremberg, du
statut des Juifs sous Vichy ou des lois raciales (1938 et 1939) de l’Italie fasciste ;
la répression, par l’État ottoman, des agissements criminels contre des Arméniens (1 397 condamnations entre octobre 1915 et janvier 1917) ; l’autorisation donnée aux missionnaires
et humanitaires américains de distribuer des rations alimentaires, en plus de
la nourriture déjà donnée par les fonctionnaires ottomans. Les trois juges
prirent des notes. Les avocats de la défense ne tentèrent aucune objection
là-dessus.
Toutefois, ayant parfaitement compris que son confrère Pardo allait
utiliser la réponse de M. Toranian à mon sujet (le « mépris ») pour
plaider plus aisément l’animosité personnelle (un critère qui exclut la bonne
foi en matière de diffamation), Me Vidal me demanda ce que je
pensais de son client. Je répondis que, pour ma part, je refusais de juger la
personne, me centrant sur les faits et les actes. N’ayant pas renoncé à me
déstabiliser — et, ce faisant, elle était dans son rôle de défenseur —, elle me
demanda aussi de m’expliquer sur le tweet où
j’écrivais : « Je ne doute pas un instant que Patrick Devedjian reste dans
l’histoire du terrorisme antifrançais. » Ce fut donc pour moi l’occasion
de rappeler, comme je l’ai déjà fait ici, que Patrick Devedjian avait annoncé,
le 19 janvier 1983, l’attentat d’Orly, perpétré le 15 juillet de la même année
et qu’encore en 1985, il osait qualifier de « résistance » les
attentats de l’ASALA. Il n’y eut pas de relance sur ce sujet. J’eus, en
revanche, droit à une autre question sur M. Toranian et sur le terme terroriste
que j’emploie à son sujet. Une telle question appelait une réponse étayée par des
faits précis, que j’ai donnés : l’article de M. Toranian expliquant que « les
Mouvements nationaux et populaires pour l’ASALA [dont le sien] permettent d’engager
une dialectique Peuple/Armée, Armée/Peuple »
(ce qui revient à admettre que son groupe était une vitrine de l’ASALA) ;
sa déclaration de juin 1983, selon laquelle « nous ne nous désolidarisons
pas de l’ASALA et nous reconnaissons toujours son rôle d’avant-garde de la
lutte armée » ;
son éditorial de 1985, expliquant, à propos du verdict rendu pour l’attentat
d’Orly, que « ces trois condamnations constituent un nouveau coup
porté à la cause arménienne » ;
et son article en ligne du mois dernier, où les terroristes de l’ASALA étaient
qualifiés de « combattants de la liberté ». Là, encore, il n’y eut
pas de relance.
Après que j’eus fini, ce fut aux avocats de plaider. L’affaire a été mise en
délibéré au 25 mars. Il est déjà possible de savoir comment cette audience a
été perçue par les nationalistes arméniens en lisant le long cri de rage publié sur sa
page Facebook par le fils de M. Toranian, et dont j’extrais ces lignes :
« J’ai vu la mort.
Hier, au tribunal de Paris, ce qui devait être un
procès pour diffamation contre Ara Toranian s’est transformé en une plaidoirie
de 9h consécutive [sic !] des attaquants visants à prouver qu’il n y a
jamais eu de génocide des Arméniens. […]
On nous demande si « nous avons la haine ? » . On
nous regarde comme des bêtes curieuses. On jette du sel sur des plaies ouvertes
pour analyser notre niveau d’affect, comme des cobayes dans un laboratoire d’un
mauvais film d’horreur. Tout ça, je l’ai vu hier.
Il me semble que ce qui se joue dans les tribunaux
en France aujourd’hui est peut être la question la plus importante pour les
arméniens de diaspora. »
Lire aussi :
Question
prioritaire de constitutionnalité déposée contre la « loi portant
reconnaissance du génocide arménien »
Le
terrorisme arménien (physique et intellectuel) envers des historiens, des
magistrats, des parlementaires et de simples militants associatifs
La
triple défaite des nationalistes arméniens devant le Conseil constitutionnel
(2012, 2016, 2017)
Les
promoteurs de la loi du 29 janvier 2001 savaient, avant son adoption, qu’elle
était inconstitutionnelle
La
Cour constitutionnelle belge rejette les prétentions liberticides du Comité des
Arméniens de Belgique
Quand
la police française enquêtait sur le financement de l’ASALA, elle entendait le
nom de Jean-Marc « Ara » Toranian
Quand
Jean-Marc « Ara » Toranian menaçait d’attentats la France de la première
cohabitation (1986)
Un
nostalgique de l’ASALA menace de mort des journalistes français