Un peu de contexte, pour commencer. Mise à part l’utilisation, par Moscou, de la Fédération révolutionnaire arménienne contre les indépendantistes turciques d’Azerbaïdjan et d’Asie centrale, en 1918-1919, le rapprochement du gouvernement soviétique avec des nationalistes arméniens commence en 1923, pendant la conférence de Lausanne, et se confirme après la signature du traité (qui ne satisfait que médiocrement les Bolcheviques, puisqu’ils n’en sont pas signataires).
Toutefois, à l’exception de la crise en 1928-1929, due au contexte beaucoup
plus général de la croyance stalinienne dans un effondrement prochain des pays
capitalistes, ce n’est qu’à partir de 1936 que les relations turco-soviétiques
commencent à se détériorer sérieusement, à cause de la convention de Montreux,
qui permet à la Turquie de placer tous les soldats qu’elle veut sur les
Détroits, du rapprochement d’Ankara avec Londres, la même année (hostilité
commune à l’expansionnisme
mussolinien)[1], du
choix fait par Staline, en 1937 au plus tard, de s’allier avec Hitler contre
les démocraties[2], de
l’alliance hitléro-stalinienne, signée en août et septembre 1939, et en sens
inverse, de l’alliance franco-anglo-turque, conclue en octobre de la même
année, après l’annexion du Hatay par la Turquie[3].
D’où une triple action des nationalistes arméniens envers au moins une
partie de l’extrême
droite française (en invoquant l’hostilité
à l’annexion du Hatay par la Turquie et les liens de tel ou tel avec
les fascistes géorgiens, eux-mêmes liés à la Fédération révolutionnaire
arménienne dans l’Union arméno-géorgienne), envers les
puissances de l’Axe (l’Italie fasciste étant déjà courtisée par la FRA depuis
1922 et le Troisième Reich comptant des arménophiles militants, comme Johann
von Leers) ainsi qu’envers l’URSS, les possibles tensions entre ces deux
dernières options étant largement résolues par la conclusion de l’alliance
totalitaire entre Moscou et Berlin, à l’été 1939.
Dès 1943-1944, les dirigeants de la FRA aux États-Unis se disent que le
soutien massif à l’Axe pourrait se payer très cher, cependant que ceux du
Ramkavar et plus encore du Hintchak (très favorables au stalinisme depuis les
années 1920) pensent que l’heure va venir, qu’ils ont bien eu raison de
favoriser les relations avec Moscou (contrairement à la FRA, restée fidèle aux
régimes fascistes après l’invasion de l’URSS, en juin 1941), d’où
l’enthousiasme extatique pour les revendications staliniennes sur Kars et
Ardahan (en attendant mieux) et pour le régime stalinien lui-même. La branche
américaine de la FRA (mais non la branche française) se détache de ce consensus
en 1946, pressentant l’échec de Staline face à une Turquie soutenue par les Anglo-Saxons :
elle est la seule. L’échec est consommé en 1947-1948.
Télégramme de René Massigli,
ambassadeur de France à Ankara, au ministère des Affaires étrangères, 20
octobre 1939, Centre des archives diplomatiques de Nantes, 36PO/1/111 :
« Je ne saurais trop attirer l’attention sur la nécessité de
surveiller les agissements des milieux arméniens, soit au Levant, soit
ailleurs.
Il importe, en effet, de ne pas perdre de vue que les Arméniens ont
toujours été, contre la Turquie, les
instruments de la politique
russe : dans la mesure même où l’impérialisme russe renaît et où la
Turquie se rapproche de nous, nous devons compter avec l’exploitation, par les
agents soviétiques, de la haine tenace des Arméniens pour leurs
anciens persécuteurs. Je suis déjà informé que le gouvernement soviétique
utilise à Istanbul, contre le gouvernement turc, des agents arméniens. Il n’est
pas exclu que, chez d’autres réfugiés, les sentiments d’hostilité envers la
Turquie l’emportent sur la reconnaissance qu’ils devraient avoir à l’égard de
la France, et ne les entraîne à se faire, contre nous, les agents de
Berlin et de Moscou. »
Télégramme du ministère des
Affaires étrangères à l’ambassade de France à Ankara et au haut-commissariat à
Beyrouth, 27 octobre 1939, même carton :
« Il importe, en effet, que la surveillance à laquelle sont soumis les
milieux arméniens ne risque, à aucun moment, de se trouver en défaut. Les clans
qui ont gardé des liens avec la République d’Erivan doivent avoir le sentiment
que nous ne tolérerons, de leur part, aucune intrigue antiturque. Veuillez, à
cette fin, prescrire des mesures énergiques, tant à Kessab, à Alep et à
Beyrouth que dans les colonies [au sens de : communautés] qui sont
égrenées le long de la frontière [avec la Turquie].
La sollicitude dont nous n’avons cessé de faire preuve envers cette
population et, entre autres, les sacrifices que nous nous imposons actuellement
pour le recensement des émigrés du Sandjak nous fondent à attendre que tous
ceux des Arméniens qui ont accepté notre hospitalité une attitude qui s’harmonise
avec les lignes générales de notre politique. »
Éditorial d’Hairenik Weekly, 19 mai 1944, cité dans
[Arthur Derounian], « John
T. Flynn and the Dashnags », The
Propaganda Battlefront, 31 mai 1944 :
« La Fédération [révolutionnaire arménienne] elle aussi, comme eux [les
Arméniens communistes et philocommunistes] admet que l’Arménie soviétique est
le mandataire légitime, en politique, de la cause arménienne. »
Gaïdz Minassian, Géopolitique de l’Arménie, Paris,
Ellipses, 2005, p. 22 :
« Un vent d'union sacrée
souffle sur le monde arménien. Outre la victoire sur le nazisme, Arméniens,
communistes et dachnaks, reprennent à leur compte la demande de Moscou qui veut
faire payer à la Turquie sa neutralité pendant le conflit. Les anciens frères ennemis se retrouvent au sein du Comité de défense
de l'Arménie turque créé en 1946 à Paris. Le général [Drastamat] Dro
[Kanayan, principal dirigeant de la FRA et officier de la Wehrmacht de 1941 à
1945], relâché après quelques mois de détention dans les prisons alliées,
envoie un télégramme de soutien à Staline pour son initiative en faveur des
territoires arméniens de Turquie. Une délégation arménienne, conduite par le
dernier Premier ministre de la République d'Arménie, Simon Vratsian [partisan
de l’alliance de la FRA avec l’URSS depuis 1923, de préférence à l’Italie
fasciste et à l’Allemagne nazie, marginalisé au sein du parti pour cette
raison, entre le milieu des années 1920 et 1943], se rend à la conférence de
San Francisco en 1945 et rencontre les diplomates soviétiques auxquels elle
apporte son soutien au rattachement des deux provinces à l'Arménie soviétique. »
Claire Mouradian, « L’immigration
des Arméniens de la diaspora vers la RSS d’Arménie, 1946-1962 », Cahiers du monde russe et soviétique,
XX-1, janvier-mars 1979, pp. 80-81 :
« À l'unanimité le Congrès élit [en 1945] le locum tenens qui devient
le catholicos [chef de l’Église grégorienne : les Arméniens schismatiques]
Kévork VI, discute de divers problèmes ecclésiastiques. Mais surtout, au nom de tous les Arméniens, dont il est
en quelque sorte l’organe représentatif, il adresse un certain nombre de
messages écrits ou oraux à Staline, posant officiellement devant le “Guide
suprême”, à la fois :
— le problème du retour des “Arméniens de l'étranger, exilés sous la
contrainte”, dans leur patrie, l'Arménie soviétique ;
— le problème des revendications des territoires de l'Arménie turque
[expression nationaliste arménienne pour désigner l’Anatolie orientale, où les
Arméniens sont minoritaires depuis au moins le XVIe siècle], au nom du droit
des peuples et au nom de la justice, en “réparation de la terrible injustice
subie pendant la Première Guerre mondiale”.
La lettre suivante, envoyée
après la clôture du Congrès, mais signée de tous les participants, y compris le
nouveau catholicos,
reprend tous ces thèmes :
“Grand Staline, en ces jours glorieux de la victoire de l'héroïque Armée
Rouge et des armées alliées, un million et demi d'Arméniens ont leurs yeux
tournés, pleins de nostalgie, vers la glorieuse Arménie soviétique, et
attendent impatiemment le jour béni où les terres arméniennes, encore sous le
joug étranger, seront réunies à la chère République d'Arménie soviétique.
En nous ayant envoyés des quatre coins du monde en RSSA, nos communautés
nous ont délégué le pouvoir de vous solliciter pour le règlement du problème
des territoires arméniens et pour le retour des Arméniens dans leur patrie.
Le peuple arménien attend et espère qu'au nom de la victoire et du droit
des peuples, les Nations Unies soutiendront sa revendication légitime de
restitution des terres de l'Arménie turque à l'Arménie soviétique.
Le peuple arménien est fermement convaincu que le grand peuple russe
l'aidera à réaliser ses aspirations patriotiques et humaines de recouvrement de
son patrimoine national.
Grand Staline, tu as réalisé, avec la fermeté de l'acier, la réunion des peuples
ukrainien, biélorusse, moldave et balte, tu as même délivré du joug étranger
les Polonais, les Tchèques, les Autrichiens, les Bulgares et les Yougoslaves,
en gagnant le cœur de toute l'humanité et le titre de ‘Sauveur des Peuples’.
Grand Staline, en nous associant à la déclaration du Conseil national des
Arméniens des États-Unis, adressée aux délégués de la Conférence de San
Francisco et à la presse, au nom d'un million et demi d'Arméniens infortunés et
apatrides, nous en appelons à toi, pour réaliser de même la réunion nationale
du peuple arménien, en réunifiant les terres de l'Arménie turque et de
l'Arménie soviétique, et en organisant le retour des Arméniens dans leur mère-patrie…”
»
Vazkène Aykouni (directeur
de la revue Haï Kir, éditée à
Beyrouth), Arméniens,
peuple tragique, Beyrouth, Imprimerie catholique, 1945, p. 87 :
« La journée de travail est fixée [en Arménie soviétique] à sept heures.
Les articles 119 et 120 accordent à tous les travailleurs des congés annuels
payés, des soins médicaux gratuits et leur octroient des assurances sociales
contre les accidents de travail, la vieillesse ou les incapacités physiques.
La propriété et l'héritage sont garantis par l’article 10, l’inviolabilité
du domicile et le secret des correspondances sont reconnus par l’article 128
[sic !].
Tous les citoyens jouissent de la liberté de conscience en vertu de
l'article 124 qui sépare l’Église de l’État et l’École de l’Eglise.
L’instruction primaire est obligatoire et gratuite pour tous les citoyens
des deux sexes (art. 121), qui, d’ailleurs, sont parfaitement égaux sur le
niveau social, devant la Loi, dans les élections, dans l'instruction enfin dans
tous les domaines (art. 122).
La liberté de la parole, de la presse, des rassemblements et des
associations, ainsi que celle des manifestations est accordée travailleurs
(art. 126).
Le service militaire dans l’Armée Rouge est un “devoir honorable” pour tous
les citoyens (art. 132).
L'Arménie est libre, comme toutes les autres républiques fédératives, de se
retirer, quand il lui plaira, de l’Union des Républiques Socialistes
Soviétiques, suivant les dispositions de l'article 17, mais le régime actuel
lui a prodigué tant de bienfaits et de faveurs qu’elle ne pensera pas un
instant à se soustraire de la Grande
Famille Soviétique à laquelle elle est indéfectiblement attachée et sincèrement
dévouée. »
Union nationale arménienne
de France (communiste) et Comité de défense de la cause de l’Arménie turque
(présidé par le dirigeant Ramkavar Archag
Tchobanian), La
Cause nationale arménienne, Paris, 1945, pp. 7-8 :
« Aujourd'hui, les Arméniens n’ont comme Etat national que l'Arménie
Soviétique, où, sur un territoire extrêmement exigu de 29 500 kms carrés, vit
une population de 1 400 000 habitants, dont 1 200 000 sont des Arméniens. Sous la protection de l’Union des Républiques
Socialistes Soviétiques, dont elle fait partie, cette République est
maintenant la principale garantie du maintien et du développement de la nation
et de la culture arméniennes. »
Charles Aznakian Vertanes, Armenia Reborn, New York, The Armenian National Council of America (émanation du Ramkavar), 1947, p. 39 :
« Si l’on veut savoir quels progrès la politique soviétique a apportés, qu’il se contente de regarder l’Arménie soviétique et de considérer ses magnifiques réalisations au cours des vingt-cinq dernières années.
Il y a eu plus de progrès accumulés dans ces quelques années, inimaginablement plus, que dans tous les mille ans précédents de l'histoire arménienne.
Avec les nouvelles libertés et les nouvelles sécurités [sic !], la politique de relations amicales avec les peuples voisins, les enthousiasmes qui sont allumés par la conscience d’appartenir à une ère révolutionnaire de reconstruction, les opportunités illimitées de fructueuses et travail créatif, le peuple arménien a connu, pour la première depuis la christianisation de sa terre, le plus puissant mouvement de résurgence dans tous les domaines de l’activité humaine — économique, social, politique, culturel, moral et dernièrement religieux. »
M. Henri Bonnet, ambassadeur
de France aux États-Unis, à Son Excellence M. Georges
Bidault, ministre des Affaires étrangères, 30 avril 1946, Centre des
archives diplomatiques de Nantes, 36PO/1/111 :
« L’Armenian National Committee [affilié à la Fédération
révolutionnaire arménienne] est fort opposé à la campagne pro-russe qui a été
organisée depuis quelques mois par l’Armenian National Council of America
[l’union sacrée n’a donc pas survécu à l’année 1945]. Il est indéniable
cependant que c’est ce dernier groupement qui a le plus de prestige parmi les
Arméniens d’Amérique. On m’a indiqué toutefois [au Département d’État] que, sur
200 000 citoyens américains d’origine arménienne, un tiers seulement a conservé
de l’intérêt pour le pays natal et se montre disposé à financer des
organisations telles que l’Armenian National Council of America. »
La question de la représentativité trouve l’essentiel de sa réponse dans la
citation d’Henri Bonnet ci-dessus. La question de l’idéologie appelle quelques
explications. La simple logique « l’ennemi de mon ennemi est mon
ami » ne suffit pas. S’allier à Staline, a fortiori en 1939 et en 1945,
n’est pas anodin. Cela prouve un attachement des nationalistes arméniens, non
pas à leur peuple, mais à une vision abstraite du pays, sans aucun rapport avec
les réalités démographiques, et qui implique le recours à la violence
paroxystique pour imposer un changement radical de ces réalités. Cela prouve
aussi une adhésion idéologique, partielle dans le cas du Ramkavar et de la FRA,
quasi-totale dans le cas du Hintchak, au stalinisme. En effet, l’Arménie, pas
plus qu’aucune autre république soviétique (ou la Mongolie soviétisée)
n’échappe aux grandes
purges de 1936-1938 (750 000 personnes exécutées pendant la période la plus
sanglante, qui va d’août 1937 à novembre 1938, sans compter ceux qui meurent à
petit feu pendant leur séjour au goulag).
Ces tueries et déportations, qui se prolongent encore avec (notamment)
l’exécution, en 1943, de Zabel Essayan (nationaliste arménienne ralliée à
Staline, mais jugée suspecte sans que des raisons précises puissent être
invoquées), doivent être mises en regard avec l’absence de massacres, de
persécution ou de discrimination dans la Turquie kémaliste, où Berç
Keresteciyan Türker siège à l’Assemblée nationale à partir de 1935, Agop
Martayan Dilaçar à la Société de la langue turque, et où même un
nationaliste plus ou moins raciste comme Cevat
Rıfat Atilhan (opposant au gouvernement kémaliste, jugé trop libéral
politiquement et trop anticlérical) doit son aisance financière à l’excellence
de ses relations avec des négociants arméniens de Turquie comme de la diaspora.
Pour finir, un exemple de ce que signifie approuver le stalinisme :
Lire aussi, sur le stalinisme et la question arménienne :
La
vision communiste du conflit turco-arménien (avant le tournant turcophobe
imposé par Staline)
De
l’anarchisme au fascisme, les alliances très variables d’Archag Tchobanian
L’arménophilie
stalinienne de Léon Moussinac
L’engagement
(non regretté) d’Henri Leclerc (avocat de terroristes arméniens) au PCF
stalinien
Agitation
irrédentiste en Arménie stalinienne au moment du pacte germano-soviétique
Les
"opérations nationales" de "nettoyage" des frontières
soviétiques (1935-1937)
Et sur d’autres dictatures de l’époque :
La
popularité du fascisme italien et du nazisme dans la diaspora arménienne et en
Arménie même
L’arménophilie
de Lauro Mainardi
L’arménophilie
d’Alfred Rosenberg
L’arménophilie
de Johann von Leers
[1] Yuluğ
Tekin Kurat, « Anglo-Turkish Relations during Kemal Atatürk’s Presidency of the
Turkish Republic », The Journal of
Ottoman Studies, IV, 1984, pp. 128-131.
[2] Alexandre Barmine, Vingt ans au service de l’URSS, Paris, Albin Michel, 1939, pp. 28-37, 133, 240 et passim (ouvrage terminé en juin 1938, paru en anglais à Londres à l’automne de la même année, puis en français en janvier 1939 : il est donc antérieur, non seulement aux pactes d’août et septembre 1939 mais aussi au discours de Staline annonçant publiquement son intention de s’entendre avec Hitler, le 10 mars 1939) ; Jean-François Delassus, Hitler-Staline, laisons dangereuses, 2e partie, Pacte avec le diable, France 3, 1996 ; Charles Jacquier, « La gauche française, Boris Souvarine et les procès de Moscou », Revue d’histoire moderne et contemporaine, XLV-2, avril-juin 1998, p. 465 ; Walter Krivitsky, Agent de Staline, Paris, Coopération, 1940 (ouvrage initialement paru en feuilleton, aux États-Unis, au printemps 1939).
[3] René Massigli, La Turquie devant la guerre. Mission à Ankara, 1939-1940, Paris,
Fayard, 1964.
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