samedi 15 août 2020

Le stalinisme en France et le mythe Manouchian

 

J. Staline et J. von Ribbentrop (ministre nazi des Affaires étrangères), août 1939.
 

Missak Manouchian était un militant stalinien, engagé au Parti communiste « français » à partir de 1934, puis dans les Francs-Tireurs et Partisans – Main d’œuvre immigrée (FTP-MOI) à partir de 1942, arrêté par la police de Vichy en 1943, condamné à mort et fusillé par l’occupant allemand en 1944. Relativement célébré par le PC en 1944-1945, il disparaît presque complètement de la mémoire officielle du parti (et de la production écrite en France) jusqu’à la parution du livre de sa veuve, en 1974[1]. L’année de parution est importante. Le PC vient de perdre son statut, acquis en 1945-1946, de premier parti à gauche : le Parti socialiste l’a dépassé aux élections cantonales de septembre 1973, et, pour ne pas laisser paraître ce changement du rapport de forces, la direction du PC vient d’inviter chaudement François Mitterrand à être le candidat unique de l’Union de la gauche à la présidentielle du printemps 1974. Par conséquent, le PC cherche n’importe quoi pour tenter de rattraper son retard : le vote communautariste arménien ou (il n’est pas à une contradiction près) la xénophobie désinhibée, notamment en 1980-1981. Par ailleurs, depuis le milieu des années 1960, l’URSS se sert de nouveau de la question arménienne pour déstabiliser la Turquie et lui créer des problèmes avec ses alliés américain et français.


Missak Manouchian


Toutefois, c’est la polémique créée par le film Des terroristes à la retraite (1985) et par la calomnie proférée au même moment par la veuve de Missak Manouchian (calomnie motivée par l’antisémitisme autant que par la volonté de ne pas apparaître comme l’ex-femme d’un raté) à l’égard de Boris Holban, prédécesseur et successeur de Manouchian comme cadre des FTP-MOI (elle l’accusait d’avoir trahi son défunt mari, rien de moins) qui fait revenir ce stalinien dans la mémoire collective, au prix d’une falsification de l’histoire. La fin de l’URSS (1991), les débuts d’une action commune entre les associations arméniennes (1993), inimaginable pendant des décennies, et l’accélération du déclin du PC (qu’il tente de compenser par une version complètement mythifiée de son passé pendant la Seconde Guerre mondiale) achève de cristalliser cette convergence d’intérêt entre communautarisme arménien et réhabilitation du stalinisme « français ».

Dans le cas de Missak Manouchian, le mythe tient en ceci : il aurait aimé passionnément la France ; il aurait été inconditionnellement antifasciste ; il aurait été un grand résistant, sans autre but que la libération du territoire national. Aucun de ces éléments n’entretient de rapport avec la réalité. Se considérant comme exclusivement arménien ethniquement parlant, soviétique de cœur, à défaut de l’être juridiquement, Manouchian s’avère, au regard des faits et des sources, comme un stalinien de l’espèce la plus sectaire, fixant sa conduite envers les fascistes sur celle de Staline et voyant dans la « résistance » communiste contre les nazis, un moyen de staliniser la France. Totalement incompétent en matière de lutte clandestine, c’est un pion que le PC sacrifie sans état d’âme, dans sa stratégie de prise du pouvoir par la force, en 1943-1944.

Cela exposé, il va maintenant falloir le prouver, point par point, référence par référence. La patience des lecteurs est donc requise, autant que leur attention. Un seul fait pour commencer : comme ses thuriféraires eux-mêmes le rappellent, Manouchian est mort étranger — ce qui signifie que, arrivé en France en 1925, il n’a jamais souhaité bénéficier de la loi du 10 août 1927, facilitant les naturalisations.

 

L’adhésion à un Parti communiste qui refuse toute unité antifasciste (1934) ; les convictions staliniennes

« MANOUCHIAN, Missak », Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français-mouvement social :

« Marqué comme beaucoup d’immigrés par les événements de février 1934, il adhéra au Parti communiste et participa aux activités du groupe arménien rattaché à la MOI. »

 

Voyons donc ces « événements », au-delà des reconstructions staliniennes a posteriori :

 

William Schirer, La Chute de la Troisième République, Paris, Hachette, « Pluriel », 1990 (1re édition en anglais, 1969, 1re édition en français, 1970), p. 221 :

« Au dernier moment, les communistes décidèrent de passer eux aussi à l’action. Le matin du 6 [février 1934], leur quotidien L’Humanité appelait tous les membres du parti à se joindre aux manifestations prévues pour le soir […]. Ainsi, les communistes n’hésitaient pas à mêler leurs rangs avec ceux de leurs pires ennemis de l’extrême droite dans des démonstrations violentes, destinées à renverser un gouvernement républicain. J’avais été témoin de cette duplicité à Berlin, lors des derniers mois de la République de Weimar, quand les syndicats communistes s’étaient joints aux syndicats nazis pour déclencher une grève qui paralysa les transports publics. Ils avaient déclaré qu’ils feraient n’importe quoi pour provoquer la chute du gouvernement “bourgeois”, qui était d’ailleurs plus branlant à l’époque que celui de la France le 6 février 1934. En faisant cause commune avec les chemises brunes, ils y étaient parvenus, seulement, ils avaient été remplacés par Hitler, qui ne tarda guère à les écraser. Je ne fus donc pas très surpris de voir sur la place de la Concorde des communistes aux côtés des royalistes et des fascistes, attaquer la police qui leur barrait la route du Palais-Bourbon [Chambre des députés]. »

 

Jacques Fauvet et Alain Duhamel, Histoire du Parti communiste français. 1920-1976, Paris, Fayard, 1977, p. 130 :

« En dépit de l’alerte “fasciste” du 6 février [1934], de la riposte communiste du 9, de la manifestation conjointe du 12, et de nombreuses actions communes en banlieue et en province, le P.C., Maurice Thorez en tête, n’avait en rien relâché son offensive verbale contre la S.F.I.O. [Parti socialiste]. On ressort le slogan du “social-fascisme”, on proclame que le Parti socialiste “ne veut ni ne peut se battre contre le fascisme” ; on affirme qu’il “se divise, se scinde, se décompose” ; on l’accuse [jusqu’au 30 mai 1934] d’être “le principal soutien social de la bourgeoisie”… »


Branko Lazitch, « La stratégie du Komintern », dans Michel Winock (dir.), Les Années trente. De la crise à la guerre, Paris, Le Seuil, 1990, p. 46 :

« Au comité central du PCF, réuni le 14 mars [1934], le rapport politique fut présenté par Marcel Gitton, qui disait en conclusion : “La SFIO reste plus fortement que jamais le parti du social-fascisme.” »

 

Cyril Le Tallec, La Communauté arménienne de France (1920-1950), Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 136-137 :

« Le plus célèbre de ces nouveaux rédacteurs est le poète Missak Manouchian, né en 1906. Venu au Parti communiste français par le biais du Comité de secours pour l'Arménie (H.O.G.), Missak suivait les cours de l'Université ouvrière. Proche collaborateur de la revue HOC, il va lancer […] l'hebdomadaire politique Zangou, ainsi nommé en référence à une rivière d'Erevan (Paris, 1935-1937). […] Dans Zangou, on célèbrera ainsi le début des purges menées en Arménie soviétisée (1936) […]. »

ð  Le lecteur a pu se faire un avis sur « l’antifascisme » de Missak Manouchian — et de presque tous les militants communistes ayant adhéré entre le tournant imposé par Staline en 1928, consistant à faire de la gauche non communiste l’ennemi principal, loin devant l’extrême droite, et le revirement du 30 mai 1934, lui aussi imposé par Staline. L’éloge, très peu connu, des purges staliniennes par Manouchian complète le tableau : en effet, les grandes purges de 1936-1938 ont, entre autres, pour but d’éliminer ceux qui pourraient s’opposer à l’alliance avec Hitler que prépare alors Staline ; la destruction des cadres de l’armée, en 1937, qui prive l’URSS de toute crédibilité comme allié possible de la France et du Royaume-Uni contre l’Allemagne nazie (ce qui revient, pour l’URSS, à se jeter dans les bras du Troisième Reich) et la disgrâce (puis, en mars 1938, l’exclusion) de Willy Münzenberg, le grand communicant (comme on dirait aujourd’hui) de l’antifascisme communiste, apportent la confirmation définitive, d’autant que Münzenberg (comme l’ex-ambassadeur soviétique Alexandre Barmine et l’ex-officier de renseignement Walter Krivitsky[2]) annonce l’alliance des totalitarismes nazi et stalinien avant qu’elle n’ait lieu. Il est impensable qu’une figure, qui plus est étrangère, du Parti communiste « français » n’ait pas connu Münzenberg et son exclusion.

De la même manière, Manouchian ne peut pas ignorer que les Arméniens communistes dont il célèbre l’exécution, en 1936, par les bourreaux de Staline, sont innocents des crimes dont ils sont accusés. En effet, avant d’adhérer au Parti communiste « français », il militait au Comité de secours pour l’Arménie (HOG), instrument de la propagande stalinienne dans la diaspora arménienne, et dont Staline, par pure paranoïa, décide finalement de débarrasser.

 

Léon Blum, À l’échelle humaine, Paris, Gallimard, 1971 (écrit en 1941, publié pour la première fois en 1945), pp. 110-111 :

« Ainsi, il était devenu patent que la direction du Parti communiste français ne lui appartenait pas en propre, mais lui était imposée du dehors. Il obéissait aveuglément aux ordres dictés, non point par une organisation internationale, mais par une puissance, un État qui les transformait lui-même au gré de ses intérêts nationaux. Il n’était donc pas un parti internationaliste, mais un parti nationaliste étranger. La distinction est capitale. L’internationalisme repose sur le postulat qu’entre toutes les nations parvenues au même moment de l’évolution économique existent un certain nombre d’intérêt indivis et d’idéaux communs. […] Le Parti communiste au contraire se manifestait comme un parti nationaliste étranger, puisqu’il reposait sur le postulat que la cause des travailleurs dans les autres pays dépend de l’intérêt particulier d’un État unique, non pas de son intérêt idéal et permanent, mais des modalités changeantes de son intérêt temporel et politique. 

Or, depuis août 1939, Staline avait décidé que l’intérêt de la République des Soviets était de s’allier à Hitler, ennemi de la France. Il était donc inévitable que durant la guerre et au lendemain de la défaite, la soumission communiste à Staline apparût comme une trahison envers le pays. […]

Au lendemain de la victoire, […] on se retrouvera toujours face à l’insupportable anomalie que représente l’insertion dans la vie politique française d’un parti nationaliste étranger. […] [J’espère] que le communisme français perdra son caractère d’une secte étrangère à la nation. »

 

L’appartenance maintenue à un PC traître à la France et ouvertement antisémite (1939-1941)




André Rossi, Deux ans d’alliance germano-soviétique. Août 1939-juin 1941, Paris, Fayard, 1949 :

« Les conversations [germano-soviétiques pour une alliance contre la Pologne, la France, le Royaume-Uni, etc.] du 27 [août 1939] et surtout celles du 28-29 s’achèvent dans une atmosphère d’euphorie. […] Un dîner est offert par [Molotov, ministre soviétique des Affaires étrangères] en l’honneur de Ribbentrop [son homologue nazi], auquel participe Staline lui-même avec plusieurs de ses principaux collaborateurs : Mikoyan, Lazare Kaganovitch, Vorochilov, Beria, etc. Staline est rayonnant. Ribbentrop dira plus tard à un de ses amis qu’il s’est trouvé au Kremlin comme au milieu de vieux Partei-Genossen [camarades de parti] nazis. Il le confirmera à Ciano [ministre fasciste des Affaires étrangères], lors de son entretien du 10 mars 1940 à Rome. » (pp. 84-85)

« Et c’est, entre janvier et fin juin 1940, la création [par le Parti communiste] d’une presse [clandestine] destinée spécialement aux soldats [français] du front, qu’on invite à “en finir au plus vite”, à s’unir “pour mettre fin au carnage”, à “fraterniser” avec les soldats allemands. Dans une Lettre aux soldats français, diffusée en février 1940, au moment où l’on réclame de plusieurs côtés une conduite plus énergique de la guerre, le Parti communiste français s’adresse ainsi aux combattants du front : “Il faut, chers amis soldats, que tous ensemble nous arrêtions le bras des assassins qui rêvent d’offensives meurtrières” ; il faut s’unir pour chasser le gouvernement et lui “imposer la paix” et empêcher ainsi les “prochains massacres”. […]

Une telle propagande, poursuivie avec une singulière richesse de moyens, a atteint le moral des troupes françaises et facilité d’autant la poussée de la Wehrmacht. […]

Mais il y eut aussi des formes de collaboration directe, comme nous l’apprend l’aveu fait par Ribbentrop à Mussolini, dans la conversation qu’il a eu avec lui à Rome le 10 mars 1940. Comme Mussolini s’étonne des journaux communistes publiés en France malgré l’interdiction dont ils sont frappés, le ministre des Affaires étrangères du Reich lui signale, en souriant, “que certains de ces journaux sont imprimés en Allemagne”» (pp. 119-121)

 

Stéphane Courtois, Denis Peschanski et Adam Rayski, Le Sang de l’étranger. Les immigrés de la M.O.I. dans la Résistance, Paris, Fayard, 1994, p. 76 :

« […] il faut insister sur cette foi sans partage [des militants de la MOI, Missak Manouchian comme les autres] dans la patrie de “l’utopie réalisée” [l’URSS], et dans son chef, Staline. »

 

Jean-Pierre Besse et Claude Pennetier, Juin 40. La négociation secrète, Paris, L’Atelier, 2006, p. 83 :

« Dès 1951, A. Rossi avait dressé un relevé non exhaustif des différents sabotages [communistes] effectués durant la période [qui va de l’automne 1939 à juin 1940] : poudrerie de Sorgues, établissements Renault [qui fabriquent alors des chars], établissements Farman, établissements Weitz à Lyon, SOMUA [Société d'outillage mécanique et d'usinage d'artillerie] à Vénissieux, Compagnie générale de construction à Saint-Denis, CAPRA à Courbevoie… […]

Jean-Pierre Azéma mentionne aussi des sabotages dans diverses usines pyrotechniques [travaillant pour l’artillerie], à Bourges en particulier, et Charles Tillon [dirigeant du Parti communiste], dans ses Mémoires, reconnaît l’existence de l’appel aux sabotages des usines. »

 

« Travailleurs français et soldats allemands », L’Humanité (clandestine), 4 juillet 1940 :

« Il est particulièrement réconfortant, en ces temps de malheur, de voir de nombreux travailleurs parisiens s’entretenir amicalement avec des soldats allemands, soit dans la rue, soit au bistro du coin.

Bravo, camarade[s], continuez, même si cela ne plaît pas à certains bourgeois aussi stupides que malfaisants.

La fraternité des peuples ne sera pas toujours une espérance, elle deviendra une réalité vivante. »

 

Michel Lefebvre, « Quand le PCF négociait avec les nazis », Le Monde, 10 décembre 2006 :

« Le document central [des négociations du Parti communiste « français » pour la reparution de son quotidien L’Humanité hors de la clandestinité et sous contrôle nazi] est une liasse de notes saisie par la police française sur une militante communiste, Denise Ginollin, arrêtée, le 20 juin 1940, près de la station de métro Saint-Martin à Paris. Depuis l’interdiction de la presse communiste, en août 1939, puis la dissolution du parti lui-même, en septembre, la police traque les dirigeants et les militants soupçonnés de reconstituer leur organisation dans la clandestinité. La défaite et l’Occupation n’ont pas interrompu le travail des policiers.

Ce texte mérite d’être cité assez longuement, avec sa syntaxe approximative.

“1°) Vous avez laissé paraître journaux communistes dans autres pays Danemark, Norvège, Belgique

Sommes venus normalement demander autorisation

2°) Sommes communistes avons appliqué ligne PC sous Daladier, Reynaud, juif Mandel

Juif Mandel après Daladier nous a emprisonnés. Fusillé des ouvriers qui sabotaient défense nationale.

Sommes PC français pas eu peur

3°) Pas cédé face dictature juif Mandel et du défenseur des intérêts capitalistes anglais Reynaud

courage ouvriers français ouvriers parisiens et quand ce sont des ouvriers français ou parisiens c’est le PCF

4°) Sommes une force, (…) nous représentons une force qui dépasse les frontières françaises, vous comprenez, derrière nous l’URSS/c’est une force l’URSS/vous en avez tenu compte/pacte germano-soviétique le prouve. On ne fait pas un pacte avec des faibles mais avec des hommes forts (…)

Notre défense du pacte

Cela vous a avantagé

Pour l’URSS nous avons bien travaillé par conséquent par ricochet pour vous

5°) (…) En interdisant L’Huma vous montrez que vous voulez combattre les masses ouvrières et petites-bourgeoises de France, que vous voulez combattre l’URSS à Paris (…)

6°) (…) Nous voulons tout pour que les masses ne subissent pas événements douloureux, voulons les aider avec votre collaboration si vous voulez : réfugiés, enfants

nous ne ferons rien pour vous mais rien contre vous (…)”

La date de rédaction n’est pas connue, ni les circonstances de la prise de notes. Par trois fois, il est fait mention du “juif Mandel” : Georges Mandel, ministre de l’intérieur du gouvernement Paul Reynaud de mars à juin 1940, sera assassiné par la Milice, force de collaboration pétainiste, en juillet 1944. Le texte attribue à Mandel la responsabilité d’avoir “fusillé des ouvriers qui sabotaient défense nationale”, rare exemple de reconnaissance des consignes de sabotage données par le parti, en 1939-1940, aux militants communistes travaillant dans les usines d’armement. »

 



Sylvain Boulouque, L’Affaire de « L’Humanité », Paris, Larousse, 2010, p. 196 :

« Il [Maurice Tréand, principal négociateur communiste avec les nazis pour faire reparaître L’Humanité sous leur contrôle] s’occupe encore de la Main d’œuvre immigrée [la MOI où se trouve Missak Manouchian] et confie [en août 1940] à Louis Gronowski la réorganisation de la MOI. »

ð  Comme Maurice Tréand est encore le contrôleur de la MOI pendant les négociations avec l’occupant nazi, Missak Manouchian est fort bien placé pour savoir à quel point son parti, qu’il n’entend nullement quitter, va loin dans les propositions collaborationnistes.

 

Fédération des jeunesses communistes de France, Jeunesse de France, janvier 1941, p. 20 :

« Quand, au début de la guerre, nous avons dénoncé l’Impérialisme français [pour le PC, défendre la Pologne contre la double agression hitlérienne et stalinienne, c’était une manifestation de « l’impérialisme français »] on nous a dit : “Alors, vous changez encore ! Vous faites un nouveau tournant ! Vous renoncez à faire la guerre pour abattre le nazisme ?”

Nous n’avons pas à renoncer à ce projet, car nous ne l’avions jamais conçu. »

 

Comité central du Parti communiste, Pour le salut du peuple de France !, février 1941 :

« I. POLITIQUE EXTERIEURE

[…]

Établissement de rapports fraternels entre le peuple français et le peuple allemand en rappelant l'action menée par les communistes et par le peuple français contre le traité de Versailles, contre l'occupation du bassin de la Ruhr [bref, contre des garanties pratiques qui devaient prémunir la France du revanchisme allemand], contre l'oppression d'un peuple contre un autre peuple. »

 

Un pion volontaire au service des desseins staliniens de prise du pouvoir en France

 

Anahide Ter Minassian, « La diaspora arménienne », Hérodote, n° 53, 2e trimestre 1989, p. 147 :

« Pour lui, lutter contre les Allemands signifie lutter contre le fascisme [on vient de voir ci-dessus la réalité de cet « antifascisme » purement stalinien et opportuniste] et défendre “sa patrie”, l'Arménie soviétique, confondue avec l'URSS, la “patrie de la classe ouvrière”. »

 

Sylvain Boulouque et Stéphane Courtois, « “L'armée du crime” de Robert Guédiguian, ou la légende au mépris de l'histoire », Le Monde, 15 novembre 2009 :

« La vérité historique établit que le fondateur et le chef des FTP-MOI parisiens depuis avril 1942 était le vieux communiste roumain Boris Holban (en réalité Bruhman), qui avait été démis de ses fonctions par Rol-Tanguy en juillet 1943, précisément parce qu'il refusait d'appliquer des directives qui, pour les besoins du communiqué de la direction du PCF, risquaient d'envoyer les combattants à la catastrophe. C'est [Missak] Manouchian qui a remplacé Holban d'août à novembre 1943 et appliqué les directives sans discuter. Et c'est lui qui, filé durant des semaines, a mené les policiers à son chef, Joseph Epstein.

Enfin, dans la scène de l'arrestation, le cinéaste montre un Manouchian désarmé et un Epstein le revolver à la main. Or les rapports de police sont formels : Manouchian était armé d'un 6.35, une balle engagée dans le canon, et ne s'est pas défendu ; Epstein, non armé, a tout fait pour échapper aux policiers, sans y parvenir.

Tout ceci a été exposé il y a déjà vingt ans, en détail et sur la base des archives des FTP-MOI et de la justice, par des historiens (Le Sang de l'étranger, Fayard, 1994) et par Boris Holban (Testament, Calmann-Lévy, 1989). A force de vouloir, pour des raisons idéologiques et communautaristes, construire une légende et donner force à un mythe, Robert Guédiguian n'a pas rendu hommage à la mémoire de ces résistants en méprisant aussi ouvertement leur propre histoire. »

 

Quelles étaient donc ces directives, que Missak Manouchian a appliquées « sans discuter », et pour l’application desquelles il a été promu (il n’a d’ailleurs été promu que pour cela) ?

 

Stéphane Courtois, Denis Peschanski et Adam Rayski, Le Sang de l’étranger. Les immigrés de la M.O.I. dans la Résistance, Paris, Fayard, 1994 :

« Deux textes fondamentaux, diffusés au début de l’automne [1943], fournissent les bases d’une stratégie qui fixe comme objectif prioritaire l’insurrection nationale. » (p. 330)

« Les objectifs définis dans ces deux textes, comme la multiplication des fronts nationaux et de libération dans les immigrations à partir de l’été 1943, traduisent donc une réorientation fondée sur l’image du peuple en armes en vue de l’insurrection nationale qui doit être placée sous l’égide des FTP [Francs-tireurs et partisans, dominés par les communistes]. Le temps est au dépassement de la guérilla urbaine, dans des actions armées de masse — sur le modèle de la guérilla des maquis — afin d’assurer au Parti communiste une position dominante dans la France libérée. » (p. 333)

 



Philippe Buton, Les Lendemains qui déchantent. Le Parti communiste français à la Libération, Paris, Presses de Sciences Po, 1993 :

« À la lumière des sources aujourd’hui disponibles, le PCF apparaît comme un parti qui a effectivement tenté de conquérir le pouvoir à la Libération, en deux temps fort distincts. Pendant l’Occupation, il veut asseoir son contrôle sur la Résistance intérieure et imposer, lors de la Libération, la primauté de celle-ci sur le général de Gaulle. Malheureusement pour lui, l’échec de l’insurrection nationale, l’intelligente politique gaullienne et les contraintes internationales lui interdisent de franchir le Rubicon et, après hésitation, il abandonne ses prétentions à la fin de l’année 1944. » (p. 13)

« Cette aspiration à contrôler l’ensemble de la Résistance intérieure s’étend au domaine de l’action armée. La déclaration du comité central [du Parti communiste] de janvier 1943, qui confère au Front national [dominé par le PC] sa nouvelle fonction de direction de la Résistance, estime que les forces armées du Front national, les Francs-tireurs et partisans français, doivent acquérir un statut identique dans le domaine militaire : “Il s’agit, en développant les FTP, de créer en définitive le noyau de la future armée nationale en France.” » (p. 22)

« Le débarquement sur les plages normandes le 6 juin 1944 — pas plus que l’entrée [du Parti communiste] dans le CFLN [Comité français de libération nationale, devenu ensuite gouvernement provisoire de la République française] — ne modifie nullement les trois piliers de la stratégie communiste [établie en 1943] : conquérir la direction de la Résistance intérieure, rendre celle-ci indépendante du gouvernement d’Alger [le gouvernement provisoire, justement], et assurer la réussite de l’insurrection nationale. » (p. 81)

 

Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome III, Paris, Plon, 1959, p. 39 :

« Or, en dépit des instructions données [pendant l’été 1944], plusieurs organisations, avant tout le “Front national” [dominé par les communistes], s’obstinent à conserver à leur disposition des éléments paramilitaires. Ces “milices patriotiques” prétendent empêcher “un retour offensif du fascisme.” Mais, aussi, on les sent prêtes à appuyer une pression qui serait tentée sur le pouvoir pour le contraindre ou pour le conquérir. »


Pour finir : il est parfaitement possible qu’il ait existé un ou plusieurs membres arménien(s) du PC, appartenant à une autre génération que celle de 1928-1934, qui ai(en)t déchiré sa (leur) carte en 1939 (comme Paul Nizan) et qui ai(en)t fait le choix d’une Résistance authentique, comme Georges Guingouin (défendre le sol national et la restauration de la République) ; il est tout aussi possible qu’un immigré arménien naturalisé ait fait le choix d’un autre parti, non totalitaire (SFIO, Parti radical, Jeune République, Alliance démocratique...) et d’une Résistance également authentique ; ce serait même le contraire qui serait étonnant. Seulement, si de telles personnes ont existé, alors elles ne bénéficient pas, aujourd’hui, du centième des hommages posthumes rendus au stalinien Missak Manouchian.

 

Lire aussi :

La popularité du stalinisme dans la diaspora arménienne

La vision communiste du conflit turco-arménien (avant le tournant turcophobe imposé par Staline)

De l’anarchisme au fascisme, les alliances très variables d’Archag Tchobanian

L’arménophilie stalinienne de Léon Moussinac

L’engagement (non regretté) d’Henri Leclerc (avocat de terroristes arméniens) au PCF stalinien

L'élimination de Lev Karakhan (Karakhanian) par Staline et le refroidissement des relations turco-soviétiques

Pacte de non-agression germano-soviétique : l'instrumentalisation du nationalisme arménien par Moscou



[1] Mélinée Manouchian, Manouchian, Paris, Les éditeurs français réunis, 1974.

[2] Alexandre Barmine, Vingt ans au service de l’URSS, Paris, Albin Michel, 1939, pp. 28-37, 133, 240 et passim (ouvrage terminé en juin 1938, paru en anglais à Londres à l’automne de la même année, puis en français en janvier 1939 : il est donc antérieur, non seulement aux pactes d’août et septembre 1939 mais aussi au discours de Staline annonçant publiquement son intention de s’entendre avec Hitler, le 10 mars 1939) ; Walter Krivitsky, Agent de Staline, Paris, Coopération, 1940 (ouvrage initialement paru en feuilleton, aux États-Unis, au printemps 1939).

 

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