vendredi 22 mai 2020

Cinq témoignages américains contredisant la prétendue « extermination des chrétiens du Pont-Euxin » en 1921


Mary Caroline Holmes


J’ai réfuté, en détail, avant-hier, les élucubrations de MM. Ternon et Duclert sur la prise de Kars en 1920, et renvoyé à diverses références pour leurs prudhommeries concernant İzmir. Je voudrais revenir aujourd’hui sur la question du Pont-Euxin, en 1921.
Mary Caroline Holmes (1859-1927), chevalière de la Légion d’honneur pour son dévouement envers des prisonniers de guerre français, était une missionnaire américaine, qui fut notamment responsable de la branche du Near East Relief (NER, Assistance au Proche-Orient) à Urfa de 1918 à 1922. Elle a tiré de cette expérience un livre, Between the Lines in Asia Minor, New York-Chicago-Londres, Fleming H. Revell Company, 1923 — non dépourvu d’intérêt, mais moins favorable aux Turcs et moins critique vis-à-vis des nationalismes chrétiens que sa correspondance de l’époque, à cause du lectorat de la littérature missionnaire anglo-saxonne, à ce moment-là. C’est une de ses lettres qui va être reproduite ici, ainsi qu’un article de Walter E. Curt, directeur du NER à Elazığ), puis les déclarations de Julian Gillespie, attaché commercial des États-Unis à İstanbul (qui s’était rendu sur place), de Florence Billings, responsable du Near East Relief à Ankara, et de Horace C. Jaquith, directeur général du NER en Turquie ;  mais avant d’en venir à ces sources, il faut les contextualiser.

Stéphane Yerasimos, « La question du Pont-Euxin (1912-1923) », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 153, janvier 1989, pp. 9-34 :
« L’hiver et le printemps 1919, période pendant laquelle les Alliés prennent progressivement possession des points stratégiques du territoire ottoman, Turcs et Grecs s’accusent mutuellement d’agressions et les seconds réclament une occupation alliée. Yakup Çevki Pacha, commandant de l’armée du Caucase, en cours de démobilisation, envoie des renforts à Samsun pour faire face aux bandes grecques, mais les effectifs squelettiques et démoralisés de l’armée régulière sont loin de faire le poids. Les notables turcs de Samsun et des environs invitent alors les bandes Lazes pour rétablir l’équilibre. Celles-ci prennent rapidement l'habitude de vivre sur le pays sans trop distinguer les Grecs des Turcs. De son côté, le métropolite Ghermanos organise à Samsun un comité des notables grecs qui dispose des sous-comités dans les villages. Ceux-ci se chargent des collectes locales des fonds, assurent les contacts avec les chefs des bandes et la coordination en cas d’alerte générale.
La position des Alliés face à cette situation est assez complexe. Pris entre la tendance à occuper le vide et la peur de l’engrenage, ils sont en même temps en concurrence. Dans ces conditions, les agents locaux, travaillés par les populations chrétiennes, sont les plus favorables à l’intervention, tandis que les gouvernements, effrayés du désordre mondial de l’après-guerre, sont plus que réticents. Entre les deux, les hauts-commissaires à Constantinople hésitent et font pression sur le gouvernement ottoman pour maintenir l’ordre.
[…] L’engagement britannique entraîne quasi automatiquement la méfiance française. [Paul] Lepissier, consul à Trabzon, dénonce le mouvement du Pont qui « revêt actuellement un caractère presque officiel »*°. Enfin, le gouvernement grec veut avant tout mesurer les chances d’un soulèvement armé au Pont. Ainsi, sous couvert de la Croix-Rouge hellénique, une mission arrive avec le vapeur grec loannina à Samsun en avril 1919. Ghermanos s’y embarque et la mission continue sa tournée jusqu’à Batoum.
Les hésitations des Alliés et les discussions entre eux entraînent une solution de compromis. Demander au gouvernement ottoman de maintenir l’ordre, ceci ne devant être pour les interventionnistes que l’occasion de démontrer son incapacité et de justifier un débarquement allié, en application de l’article 7 de l’armistice. Conscientes du danger, les autorités turques décident d’envoyer une mission d’inspection avant à sa tête un jeune général prestigieux, Mustafa Kémal. » (pp. 18-19)
« En attendant, les bataillons du Pont, qui atteignent les 2 000 hommes, sont envoyés sur le front de Smyme. Cette décision suscite la grogne chez les officiers et un d’entre eux, le sous-lieutenant Karaïskos, décide, en accord avec le Comité pontique d’Athènes, de partir pour Samsun afin d’organiser les bandes dispersées dans la région. Débarqué dans cette ville en mars 1920, il apprécie le travail de l’évêque de Zilon, qui remplace Ghermanos, absent à Constantinople, mais reste abasourdi devant l’absence de toute discrétion. Les chefs de bande entrent ouvertement nuit et jour dans le siège de l’archevêché et Karaïskos entend un jour l’évêque menacer au téléphone le gouverneur de la ville de faire descendre 5 000 hommes armés dans Samsun si ce dernier ne relâchait pas immédiatement un chef de bande.
L'arrivée de Karaïskos donne l’occasion aux notables, inquiets du comportement de l’évêque, de lui confier l’organisation des bandes. Celui-ci, après avoir calmé les dissensions entre les bandes, qui semblaient avoir atteint leur paroxysme, établit également des contacts avec les Circassiens à un moment où ceux-ci étaient en révolte contre l'autorité de Mustafa Kémal. Mais, quand il se rend à Constantinople, au mois de mai, pour chercher des armes, le haut-commissaire hellénique lui interdit d’y retourner. » (pp. 27-28)
« La situation sur le terrain, tout au long de l’année 1920, est marquée par l’attentisme. Les bandes grecques essaient de contrôler les environs des villages grecs en attendant une intervention extérieure et le gouvernement d’Ankara, tout en essayant d’armer les villages turcs, a les mains liées par les multiples révoltes et par l’avance de l’armée grecque. Le seul endroit où les bandes turques imposent leur présence est la région de Giresun où sévit Topal Osman [combattant irrégulier, finalement tué, en 1923, par des militaires turcs qui tentaient de l’arrêter en raison de sa violence incontrôlée]. Celui-ci, tout en terrorisant également les Turcs, semble procéder à une élimination systématique des notables grecs.
[…]
La première action officielle du gouvernement d’Ankara contre le mouvement du Pont date du 8 novembre 1920, quand 72 citoyens grecs de Samsun sont arrêtés et expulsés le lendemain. Le pas décisif est franchi avec la création, par décret du 9 décembre, de Tannée du Centre, destinée à réprimer le mouvement du Pont. Toutefois, cette force ne sera opérationnelle qu’à partir de l’automne 1921.
Le 4 février 1921, 72 notables grecs de Samsun et 11 de Bafra sont arrêtés. Parmi eux se trouve l’évêque de Zilon, Euthymios, et une perquisition à l’évêché conduit à la saisie des listes des contributions financières des notables au mouvement. Le 12 février, un enseignant turc du collège américain de Merzifon est assassiné. Le collège est perquisitionné le 16, quatre professeurs et deux étudiants grecs arrêtés. Sur ordre du ministère de l’Intérieur, le collège sera fermé le 22 mars et les Américains, à l’exception de deux personnes, seront expulsés.
La progression grecque [en Anatolie occidentale], reprise le 23 mars, est arrêtée le 30 à la bataille d’Inônü. Le 5 avril, l'Armée du Centre commence ses premières opérations contre les bandes grecques de la région de Bafra. Le résultat fut sans doute médiocre puisqu’il a encore fallu faire appel à Topal Osman, qui n’a pu intervenir qu’à partir du mois de juin, puisque avant cette date il était occupé par la répression de la révolte kurde de Koçgiri, avec une violence qui attirera les protestations de l’Assemblée d’Ankara.
Topal Osman attaque directement les villages, aussi bien pour couper les bases arrière des bandes que pour motiver ses troupes. Ainsi, ce sont les non-combattants qui subissent les effets et les sources grecques n’omettent aucun détail d’une large série de massacres dans les villages grecs des régions de Bafra et de Niksar, là précisément où l’armée régulière avait échoué le mois précédent.
Un autre événement va toutefois précipiter les choses. A la veille de la grande offensive grecque du mois de juillet 1921, le littoral de la mer Noire acquiert une grande importance en tant que lieu de passage obligé des armes et des munitions envoyées par la Russie soviétique au gouvernement d’Ankara. Ainsi, malgré les appréhensions britanniques, le croiseur grec Kilkis bombarde le 9 juin le port turc d’Inebolu, principale porte d’accès de la Turquie kémaliste. Le même jour, Nureddin Pacha, le commandant de l’Armée du Centre, réclame la déportation des Grecs. Le Conseil des Ministres, réuni à Ankara le 12, déclare tout le littoral « zone de guerre » et décide le 16, formellement, la déportation des hommes valides. » (pp. 29-31)

Walter E. Curt, « Work in the Harpoot Region », Near East Relief, 24 décembre 1921, p. 2 :
« À cause du manqué de personnel et de la charge de travail qui a pesé sur nous pendant l’année qui se termine, l’unité de Harpoot [Elazığ] n’a pas trouvé un moment pour vous parler de ce qui se passait. Mais le travail de cette unité a été actif — les milliers d’orphelins sont pris en charge, instruits et formés pour le commerce utile ; des centaines et des centaines de pauvres qui n’auraient pas pu trouver un autre travail reçoivent un emploi en fournissant le nécessaire aux orphelins, en travaillant au lavage, au peignage, au filage de la laine, au filage du coton, tricoter des chandails et des bas et des casquettes, au tissage de la laine et du coton brut en tissu, à la confection de vêtements, etc. ; des milliers des réfugiés, venus des régions de Konya et d’Eski Shehir [Eskişehir] et de la région de la Mer Noire, tant arméniens que grecs, ont reçu des soins médicaux et de la nourriture ; quelques centaines qui ne pouvaient pas être employés ont reçu de petites sommes d’argent au titre de l’assistance. »
ð  La campagne de diffamation sur le déplacement forcé de 1921 n’ayant pris de l’ampleur qu’en mai 1922 (voir ci-dessous), l’article de Walter E. Curt ne peut en aucune manière être présenté comme une réponse, d’autant moins qu’il s’agit d’un texte publié dans un bulletin interne.

Lettre de Mary Caroline Holmes (récemment installée à Beyrouth) à l’amiral Mark Bristol, haut-commissaire américain à İstanbul, 29 mai 1922, National Archive and Records Administration, College Park (Maryland), RG 59, M 353, bobine 45 (867.4016/708), reproduite dans Hakan Özoğlu, « Political and Human Landscapes of Anatolia in American Diplomatic Correspondence after World War I », dans Hakan Yavuz et Feroz Ahmad (dir.), War and Collapse, Salt Lake City, University of Utah Press, 2016, pp. 989-990 :
« […] Toute cette introduction ne sert qu’à amener la protestation que je vous adresse contre les protestations générales lancées par M. [Forrest D.] Yowell, ex-directeur du Near East Relief à Kharput [Elazığ], telles qu’elles ont été imprimées dans le Times de Londres, dans son édition du 5 mai [1922]. Certaines de ses déclarations ne peuvent être validées par les faits.  Ce faisant, il a mis en danger, non seulement les activités du N.E.R. dans le “Kemalistan” [la majorité de l’Anatolie, sous contrôle kémaliste] mais aussi le travail des missionnaires.
M. Yowell a déclaré que les travailleurs humanitaires qui se trouvaient le long de la route suivie par les déportés grecs ne furent pas autorisés à porter quelque assistance que ce fût aux agonisants ni à prendre soin des orphelins. Dans une conversation aujourd’hui avec M. Mackensie, qui fut le trésorier du N.E.R. à Kharput, j’appris que les autorités de cette ville ont autorisé le N.E.R. à distribuer du pain aux déportés “par moments”. Il est vrai que les déportés ont été envoyés à Diyabakır à travers une région montagneuse, dans le froid et sous la neige, et que beaucoup ont péri, par conséquent, sur le chemin. Et c’est ce qui est arrivé à plus de mille Arméniens qui tentaient de quitter Marash [Maraş] quand les Français ont évacué la ville pendant l’hiver 1920. Ils sont partis avec les Français, une terrible tempête de neige est arrivée, et pas moins de milles sont tombés sur le côté de la route. Ceux qui ont survécu au voyage depuis Kharput et ont atteint Diyarbakır furent tous pris en charge par le N.E.R. à la demande des autorités [souligné dans l’original]. Les adultes furent habillés, nourris et soignés ; les orphelins furent recueillis dans notre orphelinat. Non seulement les responsables civils et militaires ont coopéré avec Mme Wade, la directrice, mais quand il était prouvé qu’un gendarmes gardant les déportés se comportait de façon immorale [allusion probable à l’échange de faveurs sexuelles contre tel ou tel avantage] ou abusive, il était promptement remplacé à la demande de Mme Wade et souvent renvoyé de la gendarmerie.
Il est des plus manifestement inéquitable et injuste, pour ne pas dire mal avisé, de porter des accusations généralisatrices [mot souligné dans l’original] contre un gouvernement avec lequel le nôtre n’a pas à ce jour de relations diplomatiques, sur le territoire duquel nous vivons par courtoisie et, d’après mon expérience, qui a donné toute l’assistance qu’il était possible aux autorités de fournir. En tant que résidente de longue date en Turquie, je proteste de tout mon cœur et de toute mon âme contre les accusations généralisatrices de M. Yowell, dont beaucoup ne sauraient être vérifiées, comme je l’ai indiqué plus haut.
Je ne prends pas parti pour les nationalistes [turcs]. Ni pour les Grecs et les Arméniens. Nous, Américains, sommes ici pour soulager la souffrance des enfants sans foyers. Le chrétien comme le Turc ont commis des atrocités, sans nul doute. Mais nous travailleurs humanitaires, n’avons pas à juger de la culpabilité de quiconque. »
ð  Écrivant cette lettre (non destinée à publication) depuis Beyrouth, Mary Caroline Holmes ne peut en aucune manière être suspectée de s’exprimer sous la pression des kémalistes.

Jean Schlicklin, Angora. L’aube de la Turquie nouvelle, Paris, Berger-Levrault, 1922, pp. 183-185 :
« Ces calomnies furent imprimées dans certains grands journaux anglais au mois de mai dernier [1922].
Quelques jours plus tard, M. Gillespie, attaché commercial du haut-commissariat des États-Unis d'Amérique à Constantinople, faisait à un journal turc les déclarations suivantes :
“Les publications que Yowell a faites par le journal Times ne sont que la répétition des rumeurs non confirmées relatées par les journaux d'Amérique et de l'Europe il y a plusieurs mois, au sujet de soi-disant [erreur de traduction : prétendues] persécutions perpétrées à l'égard des chrétiens d'Anatolie. Yowell avait d'abord essayé de placer son rapport aux correspondants des éminents journaux américains comme le Chicago Tribune, l’Associated Press, le Chicago Daily News. Mais les correspondants américains, sachant que l’objet de ce rapport était une invention contraire à la vérité, refusèrent de l'accepter. Sur ce fait, le rapport fut vendu aux Arméniens, qui le firent publier par le Times.
Les Américains qui connaissent l'Anatolie sont d'accord pour reconnaître que les imputations contenues dans, ce rapport sont de purs mensonges. Moi-même, Miss Billings, Mr. McDowell et la regrettée Miss Helen avons constaté de près combien les Turcs sont nobles, braves et doués de caractère distingué, et nous nous fîmes les interprètes de ces vérités auprès des départements intéressés [ministères des Affaires étrangères].
Les Américains qui ont voyagé en Anatolie ainsi que tous les étrangers ont été de tout temps l'objet de bon accueil soit par les autorités locales, soit par la population. Les publications faites autour du prétendu mauvais traitement appliqué par le Gouvernement sont, ainsi que les constatations et les études des Américains l’ont prouvé, des choses contraires à la vérité. Le fait que Yowell a voulu rafraîchir les fausses nouvelles précédemment publiées contre le Gouvernement d'Anatolie et les efforts qu'il a entrepris pour provoquer l'opinion publique occidentale en les publiant, ont provoqué l'indignation de tous les Américains qui se trouvent ici et qui connaissent la vérité.
D'autre part, Miss Billings, représentant[e] du Comité de Secours américain en Proche-Orient [Near East Relief] depuis de longs mois, et que j'ai eu à maintes reprises l'occasion d'approcher à Angora, d'où elle rayonne à travers toute l'Anatolie, adressait la 11 mai [1922] la dépêche suivante à l'amiral Bristol, haut commissaire des États-Unis à Constantinople :
“À Son Excellence l'amiral Bristol.
Je viens d'apprendre qu'à Constantinople certains bruits circulent au sujet de nouvelles atrocités commises à Kharpout, je suis en correspondance continue avec les Américains qui se trouvent à Kharpout et j'ai parlé avec des personnalités éminentes récemment arrivées de la localité en question. Je suis convaincue que toutes ces rumeurs ne sont pas vraies.
Florence Billings.”
Quelques jours plus tard, M. [Horace C.] Jaquith, directeur du Comité de Secours américain en Proche Orient, arrivait lui-même à Angora et faisait les déclarations officielles suivantes :
“Le but de mon arrivée à Angora est d'assurer la collaboration la plus convenable et la plus amicale du Gouvernement nationaliste avec le Comité américain qui travaille depuis longtemps en Anatolie.
Quant aux publications de Mr. Yowell et de ses collègues, je suis sérieusement touché soit par cet incident, soit par suite de cas similaires. Car de pareils cas produisent des malentendus inutiles entre nous et le Gouvernement anatolien.
Au temps où Mr. Yowell se trouvait en Anatolie comme mon employé, il pouvait être considéré comme dépendant de moi. Mais une fois que son contrat fut annulé à cause de son expulsion de l'Anatolie, ses inventions appartiennent à sa personne.” »

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