Constantin Ier de Grèce.
Quelques mots de contexte et de résumé : la pratique de la
purification ethnique est aussi vieille que le nationalisme grec, et remonte à
la guerre d’indépendance de 1821-1829 ; l’alliance des nationalismes
arménien et grec trouve ses premiers exemples à la fin du XIXe
siècle et prend de l’ampleur à la fin de la Première Guerre mondiale. Une étude
générale mériterait un livre.
Ce qui va retenir notre attention aujourd’hui, c’est un épisode particulier :
roi des Hellènes de 1913 à 1917, Constantin Ier est le beau-frère de
l’empereur d’Allemagne Guillaume II ; ardent germanophile, il tente de
faire basculer son pays dans le camp de son beau-frère, tout en dupant certains
des représentants de la Triple-Entente à Athènes (persuadés qu’une action
diplomatique le fera revenir à de meilleurs sentiments envers les pays qu’ils
représentent) puis fait même massacrer des dizaines de marins français dans un guet-apens,
en décembre 1916. Or, en novembre 1920, alors que l’armée grecque est déjà engagée en Anatolie occidentale, depuis le 15 mai 1919, ce sont ses partisans qui gagnent les
élections législatives en Grèce ; et, loin de diminuer, l’alliance
gréco-arménienne se renforce en 1921-1922. Cette période est aussi marquée par une
intensification de la purification ethnique, après les défaites grecques de
janvier et avril 1921, puis par les débuts de la politique de la terre brûlée,
à la suite de la défaite de septembre de la même année, politique qui devient
systématique en août-septembre 1922, au moment de la débâcle hellénique.
Édouard Helsey et Henri
Massis, « La trahison de Constantin », La
Revue universelle, 15 novembre 1920, pp. 399-423 :
« D’aucuns s’étonneront sans doute que les incroyables succès de la
politique de M. Venizelos [Premier ministre grec battu aux élections de
novembre 1920] n’aient point suffi à désarmer ses adversaires et à rendre leurs
prétentions impossibles. N’est-ce pas à lui que la Grèce doit cet empire par où
elle touche aux portes de Constantinople et qui l’a faite maîtresse de Smyrne?
Et peut-il y avoir nationalisme plus exigeant que celui qui obtint de telles
satisfactions. Mais la fortune même de M. Venizelos devait contraindre ses adversaires
à une surenchère impérialiste sans bornes. Et ils l’accusent d’avoir “trahi” la
Grèce, de l’avoir vendue aux étrangers, de l’avoir dépouillée de Constantinople
que le roi Constantin aurait réclamée pour prix de son intervention. La passion xénophobe et nationaliste a été
si violemment excitée par les “royalistes” que M. Venizelos fait figure de
“traître” pour tous ceux — et ils sont nombreux en Grèce — que des
intérêts très divers attachent à l'ancien monarque.
Celui-ci se garde de tels excès : il n’entend pas contester les avantages
recueillis par M. Venizelos. Il se contente de faire remarquer aux puissances —
et notamment à celle [le Royaume-Uni de David Lloyd George] qui n’a servi les
vues de l’hellénisme que dans la mesure où elles favorisaient son installation
dans la Méditerranée orientale — que M. Venizelos n’est pas immortel, que lui
mort “c’est l’anarchie, la révolution, le désastre”, et que seule une monarchie
peut assurer la continuité d'une politique grecque dont elles ne sauraient se
désintéresser. Et c’est pour conclure : “J’affirme que si, demain, il y avait
des élections libres, j’entends ouvertes, sans menaces, sans promesses, des
élections sincères, je serais à une majorité écrasante, appelé à reprendre la
succession de mon père.” » (p. 400)
« En ouvrant [en mai 1916] à nos ennemis [allemands et bulgares] le
passage de la Strouma, Constantin nous portait un coup redoutable. Non
seulement l’occupation de ce point stratégique nous menaçait d’une dangereuse
offensive (ce qu’on vit au mois d’août suivant), mais elle rendait, -d’un coup,
irréalisables des plans que nous étions à la veille d’exécuter. La complicité
du roi et de l’Allemagne ne pouvait plus être mise en doute. » (p. 409)
Édouard Helsey et Henri
Massis, « La trahison de Constantin », La
Revue universelle, 1er décembre 1920, pp. 562-592 :
« On nous dispensera de retracer en tout son détail la cruelle journée
du 1er décembre. Qu'il nous suffise -de signaler les points d'où un
enseignement se dégage : il nous serait trop pénible de nous attarder sur ces
heures d'humiliation et de deuil.
On sait comment nos 2 500 marins, qui s'étaient rendus aux objectifs
désignés comme à une promenade militaire, furent attaqués vers 11 heures du
matin, quand les Grecs se rendirent compte que nous ne disposions pas de
réserves.
Les premiers coups de feu furent tirés près du Rouf sur la compagnie de
débarquement du cuirassé République par des réguliers grecs et des civils.
L'action se généralisa aussitôt.
L'amiral Dartige qui, pour diriger l'opération, s'était établi au Zappeion,
à mi-chemin entre l'Acropole et le Stade, téléphona à Lambros pour lui demander
de faire cesser le feu. Dans le même moment, le prince Demidofi, ministre de
Russie, se rendait chez le roi pour le supplier d'éviter l'effusion de sang. “Ce
sont les soldats italiens qui ont tiré les premiers”, déclara Constantin. De
confuses négociations commencèrent alors entre le roi, l'amiral et Lambros. La lutte
continuait toujours. Bien qu'il disposât, au Zappeion, d'un poste de T. S. F.,
l'amiral ne fit pas 'appuyer par l'artillerie de la flotte son infanterie qui
luttait contre un ennemi dix fois supérieur en nombre; au reste, la colline du
Stade ne se trouvait pas sur les canevas de tir du Mirabeau embossé à Phalère, seul bateau de toute l'escadre qui fût
en position pour tirer sur Athènes. Ainsi l'amiral lui-même dut-il subir le feu
des canons grecs; cerné de toutes parts, il était pratiquement prisonnier. »
(p. 582)
« Le premier soin des Grecs vainqueurs fut d’abolir, tant en province
qu’à Athènes, les contrôles alliés et de remettre en place les agents
germanophiles que nous avions fait écarter après le 21 juin. En même temps,
commençaient les représailles contre les venizelistes. Les maisons de nos partisans
furent pillées, un grand nombre d’entre eux emprisonnés, molestés ou même
torturés. Plusieurs périrent.Nous ne fîmes rien pour les défendre.
Pour nous, nous comptions 57
tués, dont plusieurs officiers, et 134 blessés. Quelques blessés furent achevés
et mutilés par une basse populace.
Le commandant en chef de l’armée navale, abusé jusqu’au bout par les
mensonges du roi, ne croyait pas avoir à combattre et ne s'était pas préparé à
la lutte. Il était vaincu d’avance.
Comment expliquer la trahison de Constantin dont ces journées de décembre
sont le tragique épilogue ? Était-ce pour sauver quelques pièces de canon que
le roi avait fait couler le sang des Alliés? Son véritable dessein était de
nous chasser pour coopérer à l’ofl'ensive de Mackensen qu’il croyait imminente.
Depuis deux mois, le roi avait établi sa base d’opération en Thessalie. Fasciné par le succès des réservistes
rejetant à la mer Français, Anglais et Italiens, son peuple était moralement
prêt à le suivre ; il n’attendait plus pour agir qu’un signe de Berlin. Dès
le 3 décembre, la mobilisation générale était décrétée ; des régiments
arrivaient chaque jour de Morée par le pont de Corinthe. » (p. 585)
« Constantin et
la Grèce », Le Matin, 19 novembre
1920, p. 1 :
« Le 1er et le 2 décembre 1916, à tous les coins des rues
d'Athènes, les marins français étaient fusillés avec une incroyable lâcheté.
Cent soixante d'entre eux environ furent victimes de l'agression ordonnée par Constantin
et organisée dans les plus honteux détails par son état-major.
Des partisans de M. Venizelos étaient également massacrés. Le Zappeion, où
se trouvait le détachement français, était canoné. L'école française et la
légation française d'Athènes étaient attaquées.
Le lendemain, l'ordre du jour suivant était adressé, toujours par ordre du
roi Constantin, aux troupes de la garnison d'Athènes, sous la signature du
ministre de la Guerre :
C'est le cœur débordant de
gratitude que je vous adresse, par ordre de Sa Majesté le roi, commandant en
chef, mes félicitations et congratulations, pour votre conduite exemplaire
pendant les inoubliables journées du 1er et du 2 décembre.
Votre loyalisme, votre
esprit de sacrifice et votre courage ont sauvé la patrie, mise en danger par
des ennemis qui espéraient troubler t'ordre public et jeter bas la dynastie.
Nos ennemis doivent
aujourd'hui savoir que d'aussi vaillantes troupes sont invincibles, et je suis
à même maintenant d'envisager l'avenir avec confiance.
N’oublions jamais ce “cœur débordant de gratitude” de Constantin, après
l’assassinat de nos marins. »
Aram Turabian
(ex-responsable du recrutement des volontaires arméniens dans la Légion
étrangère, coordinateur des associations arméniennes
de Marseille), « La
France et la Cilicie arménienne », Aiguillon,
1er avril 1921, p. 2 :
« Puisque les financiers turcophiles [allusion à d’imaginaires
banquiers juifs] obligent le Gouvernement
français à évacuer la Cilicie, et il n’y pas de raison pour qu’à l’entente franco-arménienne
une entente gréco-arménienne ne soit pas substituée. »
[Aram Turabian], « La guerre
gréco-turque », Aiguillon, 1er
mai 1921, p. 3 :
« La guerre qui vient d’éclater entre la Grèce, le foyer
de la civilisation antique, et la Turquie, le repaire des sinistres
brigands, nous procure l’occasion de donner un démenti formel au proverbe
et nous ajoutons que les amis [turcs] de nos amis [français] sont en cette occasion nos pires ennemis ; nous
restons donc fidèles à la Grèce amie, la future alliée de l’Arménie. »
Reports on Atrocities in the
district of Yalova and Guemlik and in the Ismid Peninsula, Londres, His
Majesty’s Stationery Office, 1921, cité dans Arnold J. Toynbee, The Western Question in Greece and Turkey,
Londres-Bombay-Sydney, Constable & C°, 1922, p. 284 :
« Les membres de la commission considèrent que, dans la partie des
kazas [arrondissements] de Yalova et Guemlek [Gemlik] occupés par les Grecs, il
existe un plan systématique, visant à détruire les villages turcs et à
éradiquer la population musulmane. Ce plan a été mis en application par des
bandes grecques et arméniennes dont il apparaît qu’elles agissent sur ordre des
autorités helléniques et qui se sont même fait aider de temps à autre, par des
troupes de l’armée régulière. »
Maurice Gehri, «
Mission d’enquête en Anatolie », Revue
internationale de la Croix-rouge, 15 juillet 1921, pp. 721-735 :
« L’enquête a été menée d’une manière impartiale. Tous les témoignages
qui s’offraient, tant grecs et arméniens que turcs, ont été entendus.
La mission est arrivée à la conclusion que des éléments de l’armée grecque
d’occupation poursuivaient depuis deux mois l’extermination de la population musulmane de la presqu’île. Les
constatations faites— incendies de villages, massacres, terreur des habitants,
coïncidences de lieux et de dates — ne laissent place à aucun doute à cet
égard. Les atrocités que nous avons vues ou dont nous avons vu les traces,
étaient le fait de bandes irrégulières de civils armés (tcheti) et d’unités encadrées de l’armée régulière. Nous n’avons pas
eu connaissance de cas où ces méfaits aient été empêchés ou punis par le
commandement militaire. Les bandes, au lieu d’être désarmées et dissipées, étaient
secondées dans leur action et collaboraient la main dans 3a main avec des
unités régulières encadrées.
La presqu’île de Samanli-Dagh était, au moment de l’enquête, en deçà du
front grec et n’a jamais été, depuis le début de l’occupation hellénique, un
théâtre d’hostilités. » (p. 723)
« La région, tranquille jusqu'au 15 avril [1921], sous la 3e
division hellénique, était depuis cette date profondément troublée. Dès
l’arrivée du capitaine Papagrigoriou, les incendies et les massacres étaient
allés leur train. 16 villages avaient été brûlés, dont les survivants, très peu
nombreux, s’étaient réfugiés à Yalova et dans les 2 villages subsistants,
Samanli et Ak-Keuï. Tout le reste de la
population, environ 6 000 personnes, avait disparu. » (p. 733)
Maurice Honoré, « La France en
Orient. L’accord franco-turc », La
Nouvelle Revue, 15 décembre 1921, p. 328 :
« L’accord d'Angora garantit les droits des chrétiens, et des délégués
français veillent à l’exécution de cette clause la France a le souci de son
honneur et du salut des populations qui ont eu foi en elle. Si du sang chrétien
coulait, les plus grands coupables seraient ceux qui ont exaspéré l’Islam en
traquant le nationalisme turc, en laissant la Grèce débarquer à Smyrne,
s'avancer en Asie Mineure, et commettre d'innombrables cruautés : le
navire de guerre anglais qui vient d'arriver devant Mersine [Mersin] aurait plus
efficacement protégé les chrétiens en empêchant les Grecs, en mai et juin
[1921], de brûler vifs les femmes et les enfants turcs d'Yalova et d'Ismidt [İzmit],
préalablement arrosés de pétrole. »
Berthe Georges-Gaulis, Angora,
Constantinople, Londres. Moustafa Kémal et la politique anglaise en Orient,
Paris, Armand Colin, 1922, p. 38 :
« J'arrivais, en droite ligne, du champ de bataille d'In Eunu [en mai
1921]. Je venais de le parcourir. J'avais traversé d'un bout à l'autre les
premières lignes d'Ismet pacha et constaté de visu les pertes de l'armée
grecque, lui sur le terrain même, les épisodes de sa fuite éperdue qui avait
semé sur la route jusqu'aux brancards de ses blessés ; mais, ce dont je gardais la vision affreuse, — je
l'ai encore devant les yeux, — c’était cet anéantissement total de la zone
évacuée deux ou trois jours auparavant : Seud, Kuplu, Biledjik, Yeni-Chéir,
Pazardjik, Iné-Gueul, Bozuk, d'une extrémité à l'autre de cette courbe qui
encerclait Eski-Chéir, j'avais vu le
saccage organisé, touché les ruines, compté les victimes, entendu les
survivants. J'avais écouté les chouettes hululer sur les pierres calcinées
de Seud, sous lesquelles s'amassaient encore les cadavres; j'avais vu pleurer
les derniers habitants de Biledjik, et, après plusieurs jours passés à
Eski-Chéir, je venais de dire à Ismet pacha : “Que peut m'apprendre de plus
Angora ? N'ai-je pas traversé pendant des semaines vos convois d'émigrés,
touché leur misère ?” Il avait répondu : “Non, tant que vous ne l'aurez pas vu,
lui [Mustafa Kemal, le futur Atatürk],
vous ne pouvez réellement tout comprendre. Allez à Angora, écoutez-le,
observez-le, et vous saurez alors jusqu'où nous pouvons aller.” »
« Général » Torcom (Archak
Torkomian, ancien attaché militaire de la République arménienne à Londres, de
1918 à 1920), « La Légion arménienne du général Torcom », in Aram Turabian, L’Éternelle victime de la diplomatie
européenne : l’Arménie, Marseille, Imprimerie nouvelle, 1929, pp. 146 et
150 :
« 1° La Légion arménienne a été formée en mars 1922 par un ordre du
Gouvernement hellénique au commandement en chef de l'armée d'Asie-Mineure ;
2° Le nombre des légionnaires devait être de 1.000. Ce nombre devait être
augmenté ׅ“au fur et à mesure que les circonstances le permettraient”, dit
l'ordre gouvernemental, “pour devenir une unité tactique”. […]
13° Le chiffre global des groupes de combattants arméniens qui n'ont pu
rejoindre la Légion et qui furent autorisés à coopérer avec l'armée hellénique
partout où ils se trouvaient, région Magnésie-Afion Karahissar, région Brousse-Eski-Chehir
était d'environ 1 500 et 1 000 dans la région de Brousse... En tout, les
volontaires arméniens étaient donc 2 500 — sans parler des Arméniens engagés
dans l'armée hellénique. »
Aram Turabian, « Les assassins
triomphent », Aiguillon, 1er
mai 1922, p. 2 :
« Si la guerre recommence [au sens de : si les combats entre Grecs et
Turcs, interrompus après la défaite hellénique de septembre 1921, reprennent],
notre cri de ralliement doit être “la
Grèce et l’Arménie, pour la vie et pour la mort !” et cela sous la
forme d’une alliance formelle, garantie par des signatures. »
Elzéar Guiffray (chef de la
communauté française d’İzmir, élu en 1914 et réélu en 1919),
Rapport sur la situation récente en Asie mineure, 27 juillet 1922, pp. 1-2,
Archives du ministère des Affaires étrangères, microfilm P 1380 :
« Les atrocités commises par les Grecs dans tous les territoires
occupés par eux depuis le 15 mai 191[9] sont innombrables et, soit les rapports
rédigés par les témoins oculaires, soit ceux publiés par la presse européenne,
ne relatent qu’une faible partie des crimes perpétrés jusqu’ici. Le “Temps” a
exposé dans ses articles du 22 mai et du 6 juin [1922]
les massacres d’Ismidt, de Chio, de Smyrne, de Ménémen, ainsi que l’horrible
drame du village de Cara Tépé, situé aux environs de Kiosk, sur la ligne du
chemin de fer d’Aïdin. Les gendarmes grecs, chargés de veiller au maintien de
l’ordre et de la tranquillité eurent la cruauté de regrouper dans la mosquée de ce village environ 250 musulmans, la
plupart des enfants, de les y enfermer, d’incendier les bâtiments et de les
faire périr dans les flammes.
De telles scènes de barbarie sont journellement enregistrées dans la zone
occupée par les Grecs et, sans exagération, depuis trois ans, le nombre des victimes, entre tués et disparus on ne
sait comment, dépasse le chiffre considérable de 150 000 âmes, sans compter les
personnes déportées, qu’on estime à 300 000. Les villages de Badomié,
Agaidé, Carakeuy, Carhat, Cazanli, etc., dans le distrcit d’Eudémich [Ödemiş], à
70 kilomètres de Smyrne, ont été entièrement ou partiellement détruits par le
feu et la plupart de leurs habitants sont morts des mauvais traitements qu’ils
ont subis. […]
Entre le 25 mai 1922 et le 6 juin 1922, à Youmroudam, Tchaghlar, Boghaz,
Kickdjé Ahmed, près d’Axar, les bandes formées de Grecs et d’Arméniens ont
massacré plusieurs musulmans après leur avoir enlevé leurs biens, et depuis, on
retrouve constamment un peu partout des cadavres dispersés de musulmans. »
« Grave
réquisitoire d’un lord anglais contre l’armée grecque », Le Petit Parisien, 27 septembre 1922, p.
3 :
« Londres. 26 septemb[re]. (dép.
Petit Parisien.)
Un Anglais de marque, lord Saint-Davids, s'est exprimé, aujourd'hui, sans
ménagement sur la conduite de l'armée grecque en Anatolie et, parfois, avec
sévérité sur la politique du gouvernement britannique en Orient.
Au cours de l'assemblée générale de la compagnie des chemins de fer
ottomans de Smyrne à Aïdin [Aydın] qu'il présidait, lord Saint-Davids a
longuement insisté sur les ravages dont ces régions viennent d'être le théâtre.
Il y a fort longtemps, déclara-t-il, que notre compagnie considérait comme
une parfaite absurdité (même en se plaçant du point de vue des Grecs) toute
tentative faite pour livrer Smyrne aux autorités d'Athènes. Il est ridicule de
croire qu'un grand port turc puisse ainsi passer sous la domination grecque.
C'est un bonheur que les soldats grecs ne soient pas restés à Smyrne. Il aurait
même fallu, avant leur expulsion, que leurs actes fussent soumis au contrôle
d'observateurs et d'officiers anglais. Si cette mesure de précaution avait été
prise, jamais les Grecs n'auraient osé faire ce qu'ils ont accompli. C'est un fait que, dans leur retraite, ils
ont brûlé Aïdin et Nazli ; ils ont incendié tous les villages qu'ils
traversaient ; ils ont pillé les maisons des particuliers et tué tous ceux qui
tentaient de leur résister. Circonstance aggravante : ils ont agi ainsi
simplement dans l'intention de nuire. Les rapports que nous avons reçus
déclarent que tous ces actes ont été commis systématiquement par les troupes
grecques régulières, en vertu des ordres qui leur avaient été donnés et qu'ils
ont été commis par la rage d'hommes qui savaient ne pouvoir garder le pays.
Un autre fait, a ajouté lord Saint-Davids, que je regrette de n'avoir pas
vu mentionné dans la presse, c'est que les Grecs ont arrêté à Smyrne et déporté
à Athènes un certain nombre de notables Turcs. En définitive, les soldats grecs ont été aussi avides de meurtres et de
rapines qu'ils avaient été lâches au combat. »
Jean Schlicklin, Angora.
L’aube de la Turquie nouvelle, Paris, Berger-Levrault, 1922, pp. 331-333 :
« EXTRAITS DE LA CORRESPONDANCE DE LA
DIRECTION D'EXPLOITATION DU CHEMIN DE FER SMYRNE-CASSABA ET PROLONGEMENT
Lettre du 2 septembre 1922. — En abandonnant Afioum-Kara-Hissar [Afyon-Karahisar],
les Grecs ont incendié la ville.
En ce qui concerne la région d'Ouchak [Uşak], le 31 août, dans la
soirée, au moment où l'évacuation de tous les services de l'arrière commençait
à Ouchak, les Grecs ont mis le feu à toutes leurs installations militaires.
Puis, suivant un programme élaboré à
l'avance, ils ont procédé méthodiquement à l'incendie de la ville au moyen
de bidons à essence disposés, de place en place, dans les maisons situées dans
la périphérie d'Ouchak.
Le feu a été mis à 9 heures du soir, et, à 23 heures, la ville n'était plus
qu'un immense brasier.
Les Grecs ont également incendié tous les villages avoisinant Ouchak,
jusqu'à Kara-Kouyou. Notre agent, M. Pereyron, a assisté aux différentes phases
de ces incendies Il a, en effet, quitté Ouchak le 31 août, à 23 heures.
Enfin, pour terminer, nous signalerons que les autorités grecques ont
commencé à faire arrêter de nombreux notables turcs, sans se préoccuper de leur
protection consulaire, et les embarquant pour une destination que nous n'avons
pu connaître. C'est ainsi qu'elles viennent d'arrêter un de nos employés du
mouvement [au sens de « transport »] à Smyrne. […]
Lettre du 4 septembre 1922. — Tous les villages à proximité de la
voie ferrée, entre Ganai Keni et Alachéir [Alaşehir], ont été brûlés.
Le village de Ganai lui-même a été la proie des flammes le 2 septembre.
Lettre du 5 septembre 1922. — Non contents d'incendier la ville et
les bâtiments de la station d'Alachéir, les
Grecs, en fuyant, ont pillé les habitations, massacré une partie de la
population civile et violé femmes et jeunes filles.
Entre Alachéir et Molavak, tous les villages ont été incendiés à une
distance de 8 à 10 kilomètres de la voie ferrée.
Lettre du 6 septembre. 1922. — Cassaba [Kasaba] est évacuée ainsi que le
matériel et les objets mobiliers. À 6 heures du soir, hier, tout le village
était en flammes.
Ahmedli. — Hier, après-midi, le village brûlait.
Ourganhli. — Les déserteurs avaient, de même, mis le feu à ce village dans
la journée d'hier.
Magnésie. — L'évacuation est en cours. Ce matin, à 11h 30, on nous
télégraphiait que les Grecs avaient mis le feu à la ville. […]
Ainsi que vous en aurez certainement fait la pénible constatation, par les
renseignements que nous vous avons donnés jusqu'à présent, les Grecs en retraite et leurs déserteurs sèment systématiquement la
ruine sur leur passage, massacrent, pillent, violent et incendient. […]
Lettre du 8 septembre 1922. — […] On nous signale, cet après-midi,
de source grecque autorisée, que des bandes constituées principalement
d'Arméniens armés antérieurement par les Grecs, refluent actuellement sur
Smyrne, à la suite des derniers éléments de l'armée hellénique.
Ces bandes se trouvaient ce matin à Hnéman, et avaient l'intention d'y
mettre le feu, mais les habitants du village, qui étaient armés, ont fait une
légère résistance qui a suffi pour les détourner »
Aram Turabian, « La
division gréco-arménienne fait le succès de la Turquie », Aiguillon, 1er octobre 1922,
p. 2 :
« Nous souhaitons de tout cœur, dans l’intérêt de l’hellénisme en
particulier et des chrétiens d’Orient en général, qu’une réconciliation soit
faite entre le roi des Hellènes [Constantin] et le grand homme d’État, M.
Venizelos; la réconciliation de ces deux personnages entraînera automatiquement
l’union parmi tous les Grecs ; c’est alors que la vigueur du patriotisme
hellène se manifestant dans toute son ampleur, il sera de taille à écraser la
tête de la
vipère turque qui empoisonne l’Orient depuis des siècles.
Notre amitié pour la Grèce, l’amie et l’alliée
naturelle de l'Arménie, ne pouvant pas nous entraîner dans le cercle de la
passion de nos confrères turcophiles, nous ne pourrions donner que des conseils
d’union, mais non pas de division, d’autant plus que d’après nos renseignements
précis, les partisans du roi et ceux de M. Venizelos forment les deux grandes
parties politiques en Grèce presqu’en nombre égal.
Les bandits turcs se réconcilient entre eux pour affronter la lutte que les
deux grands partis grecs fassent autant pour sauver l’hellénisme et le
christianisme dans le Proche-Orient. »
Berthe Georges-Gaulis, « En Anatolie », Orient et Occident, 15
janvier 1923, pp. 33-36 :
« Ce n'est pas encore [à Aydın] la destruction totale telle que je la
verrai plus loin.
Toutefois, les dommages sont grands : 31
000 maisons brûlées, 125 mosquées, 8 500 hans, magasins et bains, 162
fabriques, 210 écoles, 62 bâtiments municipaux. Cela forme une grande zone
de désastres que nous parcourons avant d'atteindre le Konak, l'une des seules
maisons épargnées. Je pose au gouverneur Mehemet Ali bey la question inévitable
: combien d'habitants avez-vous perdu? Il répond qu'ici — comme sur toute la
ligne de retraite — les soldats grecs ont massacré, ou brûlé, plus d'un quart
de la population musulmane ; ils ont refoulé, de gré ou de force, vers le
littoral, la presque totalité des minorités chrétiennes. […]
Aïdin fut détruite suivant la méthode appliquée par l'armée grecque chaque
fois qu'elle eut le loisir de prévoir l'évacuation. Six jours auparavant, un
bataillon de soldats réguliers préposés aux destructions pénétrait dans la
ville, coupait les conduites d'eau, parquait les habitants musulmans dans les
jardins, ou les enfermait à l'intérieur des maisons. Une par une, celles-ci
étaient incendiées au pétrole et les gros bâtiments détruits à l'aide
d'explosifs. Les soldats tiraient sur tout ce qui tentait de fuir. Un cordon de
troupes encerclait la ville. 1 680
cadavres furent recueillis sur le chemin par les avant-gardes turques. 105
jeunes filles et jeunes garçons, enlevés par les soldats grecs agonisaient un
peu plus loin à la suite de tortures impossibles à décrire. Le nombre de ceux
qui furent emmenés plus loin ne sera jamais connu. […]
Nous continuons jusqu'à Nazili. C'était hier encore la reine de toute cette
région. Ici, 800 personnes brûlées ou
massacrées. Sans l'intervention de Demirdji Mehmed Effé, chef des irréguliers
de la région qui sauva les siens comme le fit Yeuruk Ali à Sultan Hissar, tous
y passaient. 8 520 maisons brûlées, 45 mosquées, 1 420 magasins, hans, bains,
12 fabriques, 30 écoles détruites. C'est bien la destruction irrémédiable,
telle que je la verrai bientôt plus loin. Tout est rasé jusqu'au sol. La ville
exquise, célèbre par sa beauté, autant que par un site sans pareil ne pourra
pas revivre de sitôt. »
Rodolphe Haccius et Henri
Cuénod, délégués du Comité de la Croix-rouge et de l’Union internationale de
secours aux enfants, « Mission en Anatolie », Revue internationale de la Croix-rouge, novembre 1922, p. 970 :
« Tous deux nous avons assisté depuis 1918 à beaucoup de calamités,
mais nous n’avons jamais eu à nous occuper d’une mission plus pénible que ce
pèlerinage à travers les ruines, ni connu de plus triste spectacle que l’aspect
des habitants dont la physionomie traduisait l’épouvante et la stupeur. »
Lire aussi :
L’hostilité
(et la lucidité) de Raymond Poincaré envers les nationalismes arménien et grec
L’évolution d’Émile Wetterlé sur la question arménienne et les Turcs
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