François Mitterrand et le président turc Turgut Özal, en 1992.
Quelques mots de contexte, pour commencer. Après l’élection de François
Mitterrand, en mai 1981, et la majorité absolue emportée par son parti, le mois
suivant, le gouvernement socialiste croit d’abord opportun de négocier avec l’Armée
secrète pour la libération de l’Arménie (ASALA) et particulièrement avec sa
branche politique en France, dirigée par Jean-Marc « Ara » Toranian —
appelée Libération arménienne jusqu’en avril 1982, puis Mouvement national
arménien (MNA) pour l’ASALA jusqu’en janvier 1983 et enfin MNA tout court. Toutefois,
l’attentat à la bombe de l’ASALA contre les bureaux parisiens du journal
libanais Al-Watan Al-Arabi, en avril
1982, puis la série d’attentats antifrançais, toujours par l’ASALA, à partir de
juillet de la même année, provoquent un retournement de politique, seule la
répression s’avérant efficace face à des criminels qui ne comprennent que les
rapports de force. Toutefois, dans un premier temps, l’ASALA tente justement le
bras de fer, ce qui se traduit, entre autres, par les attentats de Paris (28
février 1983) et d’Orly (15 juillet de la même année), bras de fer qu’elle
perd.
La branche politique de l’ASALA réagit violemment (en particulier dans son journal Hay Baykar), y compris après la
scission de l’été 1983, entre l’ASALA et les dissidents de l’ASALA-Mouvement
révolutionnaire, M. Toranian et ses amis choisissant les seconds en août de
cette année. La violence verbale s’accroît encore en décembre 1985, quand le
chef de l’ASALA-MR, et ancien numéro 2 de l’ASALA, Monte Melkonian, est arrêté
par la police française (il est condamné un an plus tard à six ans de prison).
Astrig Cournalian, «
Manifestation de soutien aux combattants arméniens », Hay Baykar, 29 septembre 1982, p. 4 :
« Ara Toranian, avant que la manifestation ne commence, a pris
la parole au nom du MNA pour l’ASALA.
Il rappela le processus irréversibles qui devait amener les Arméniens à la
lutte armée. Il s’adressa aussi aux autorités socialistes françaises en leur
rappelant toutes les promesses non tenues.
Depuis la promesse de droit d’asile aux membres du commando Yégha
Kéchichian [auteurs d’une prise d’otages sanglantes au consulat turc de Paris,
en septembre 1981], jusqu’à l’homologation de la radio ASK, tant de promesses
en sont restées au stade des paroles. »
« L’ASALA a revendiqué l'attentat contre une agence de voyages turque — La mort d'une jeune secrétaire française », Le Monde, 2 mars 1983 :
« Il était environ 15 h 30, lundi, lorsqu'une violente explosion a secoué le petit immeuble du 8, rue Boudreau, dans le neuvième arrondissement de Paris. Trois niveaux, dont un entresol sur rez-de-chaussée, que se partagent une société de personnel intérimaire, une maison de cravates, le siège parisien de la British Legion et les bureaux d'une agence de voyages spécialisée dans le tourisme en Turquie, la société Marmara. […]
Dans les bureaux de Marmara, au premier étage, Mme Renée Morin, vingt-six ans, célibataire, employée depuis dix-huit mois en qualité de secrétaire, est tuée sur le coup, par la chute du faux plafond de son bureau. Les vitres ont volé en éclats, blessant sans gravité quatre passants, mais la charge explosive, déposée sur le palier du premier, et dont le poids se situerait, selon les premières constatations des experts, entre 500 grammes et 1 kilo, a dégondé la porte blindée de l'agence de voyages, brisé plusieurs cloisons et plafonds et descellé la cage d'escalier, dont plusieurs volées de marches se sont effondrées.
Lors de l'explosion, la colonne de gaz s'est rompue mais, par miracle, ni le feu ni une nouvelle explosion [ce qui aurait tué tout le monde dans l’immeuble] ne se sont déclarés. »
Gaïdz Minassian, Guerre et terrorisme arméniens, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 88 :
« Le 15 juillet 1983, l'ASALA revendique l'attentat contre le comptoir de la Turkish Airlines à l'aéroport d'Orly, en France, faisant huit morts et cinquante-six blessés. Jamais dans son histoire la France n'a été aussi durement frappée par le terrorisme. Son président F. Mitterrand dénonce “la violence aveugle et folle”. »
« Éditorial », Hay Baykar, 21 septembre 1984, p. 2 :
« Après deux ans d’une situation arménienne dominée par la confusion dans
les rangs des révolutionnaires et la répression, la rentrée 1984 s’annonce sous
le signe des éclaircissements. Le choc d'Orly, la scission dans l'ASALA et le
reflux de la lutte armée [euphémisme pour désigner le terrorisme] avaient donné
aux forces impérialistes l’occasion d’une offensive frontale contre le combat
national arménien.
Celle-ci s’est notamment traduite en France par une série de coups d’arrêts
portés à la communauté, à son aile militante et à sa cause.
En effet, depuis 12 mois, il y a eu :
Les arrestations arbitraires, les mesures d’exception contre de jeunes
arméniens [appartenant à l’ASALA] après l’attentat d’Orly.
Il y a eu les traitements spéciaux infligés dans les locaux de police aux
Arméniens interpellés [pure calomnie].
Il y a eu l’inculpation injustifiée [pour recel de malfaiteur] du
porte-parole du MNA [Jean-Marc « Ara » Toranian, condamné en première
instance puis relaxé en appel], la condamnation à 7 ans de réclusion contre les
4 [terroristes preneurs d’otages] de l’opération Van et les matraques des CRS
qui ont volé bas sur la tête des Arméniens venus apporter leur soutien aux
combattants [et tenter de menacer la cour d’assises de Paris, en janvier 1984,
sur le modèle de ce qui avait été fait à Aix-en-Provence, en janvier 1982].
Il y a eu les attentats anti-arméniens [en fait commis par l’ASALA, ce que
le procès Melkonian de 1986 a établi, sans qu’Hay Baykar n’ait jugé bon de préciser], la désinvolture des
pouvoirs publics aussi bien en ce qui concerne la protection de la communauté
que la surveillance des milieux nationalistes turcs.
Il y a eu les interrogatoires illégaux d’Arméniens soupçonnés de liens avec
la lutte [terroriste], les tentatives de remises en cause d’acquis tels que le
droit d'asile accordé au commando Yéghia Kéchichian.
Et puis surtout, il y a eu
les déclarations d’Étienne Manac’h, l’émissaire de M. Mitterrand en Turquie,
qui, sur le sol où furent massacrés plus de 2 millions [sic !] des nôtres,
s’est rallié sans honte au mensonge turc sur le génocide.
Enfin avec l'incarcération sur des fondements sombres et douteux de Lévon
Minassian [braqueur de banque finalement condamné à perpétuité par contumace,
en 1989], l'un des meneurs arméniens les plus actifs, la boucle a été bouclée.
Tous ces coups ont constitué la trame concrète, visible, palpable, du
complot anti-arménien, impulsé par le fascisme turc et appliqué par ses alliés de l’OTAN. »
« Éditorial — Parce que
Ankara ordonne », Hay Baykar, 20
décembre 1985, p. 3 :
« Pourquoi ? C’est la première question, immédiate, spontanée,
qui s’est posée à tous les observateurs de la politique arménienne, dès l’annonce
de l’arrestation de Monté Melkonian, Benjamin Kéchichian et Zépur Kaspar. […]
Pourquoi ce zèle soudain, alors que de 75 à 81, sous la droite, aucune
perquisition ni interpellation n’avaient été engagées malgré les multiples
opérations dirigées contre les représentations turques ? […]
Il y a deux explications : tout d’abord une provocation policière, organisée
par des éléments de droite, afin de mettre le pouvoir en difficulté vis-à-vis
des Arméniens, à trois mois des élections [législatives]. Ou bien, un cadeau
des socialistes à la Turquie, s’inscrivant dans le cadre de leur rapprochement
et des échanges de bons procédés bilatéraux. La première hypothèse ne résiste
pas à l’examen. Pierre Joxe maîtrise mieux son ministère que tous ses
prédécesseurs de droite et de gauche réunis. Par ailleurs, on voit mal comment
un service de police aurait pu prendre de son propre chef une initiative de
cette importance. Et puis enfin, l’affaire Melkonian n’est pas isolée. Elle
intervient après l’affaire Basmadjian, l’affaire Avanessian, l’affaire
Minassian [finalement condamné à perpétuité par contumace, comme il a été vu
plus haut], le laxisme anti-turc [sic !] et la répression anti-arménienne
qui s’est traduite par les très lourdes condamnations de Créteil [pour
détention illégale d’armes et d’explosifs, en décembre 1984], le maintien en
détention des 4 de Van [condamés en janvier 1984 pour la prise d’otages
sanglante au consulat turc de Paris], les assignations à résidence, les
contrôles judiciaires aberrants, les interpellations illégales [faux]. Tous ces
faits constituent-ils autant de bavures policières ? Non, ils vont tous à
ce point dans le même sens qu’ils constituent une suite logique parfaite
exprimant une seule et même volonté politique : liquider l’aile militante
de la communauté arménienne. »
« Éditorial — La dérive anti-arménienne du pouvoir », Hay Baykar, 25 janvier 1986, p. 3 :
« Socialiste ou réactionnaire ? C’est la question qu’on finit par se poser au regard du dérapage dangereux de la politique “arménienne” du gouvernement français. Rapprochement progressif avec la dictature turque, acharnement policier anti-arménien, arrestations tous azimuts : cela devient le lot quotidien de cette politique du bâton qui place de plus en plus la communauté au banc des accusés. Il ne se passe plus en effet un mois sans qu’on assiste à des déclarations marquées en faveur de l’État turc. Plus un mois non plus sans que la police française, la DST, ne procède à des arrestations et à des perquisitions chez des Arméniens. Derniers faits en date : les déclarations de Roland Dumas publiées dans le quotidien turc Cumhuriyet, le 13 janvier. Le ministre des Relations extérieures y exprime à nouveau son attachement à l’amitié séculaire unissant la France et la Turquie, les intérêts communs des deux États, la volonté du gouvernement socialiste de faire échec au “terrorisme arménien” et la relativisation politique de la reconnaissance du génocide arménien à une simple question d’histoire, sur laquelle la lumière reste à faire. »
« Éditorial — La dérive anti-arménienne du pouvoir », Hay Baykar, 25 janvier 1986, p. 3 :
« Socialiste ou réactionnaire ? C’est la question qu’on finit par se poser au regard du dérapage dangereux de la politique “arménienne” du gouvernement français. Rapprochement progressif avec la dictature turque, acharnement policier anti-arménien, arrestations tous azimuts : cela devient le lot quotidien de cette politique du bâton qui place de plus en plus la communauté au banc des accusés. Il ne se passe plus en effet un mois sans qu’on assiste à des déclarations marquées en faveur de l’État turc. Plus un mois non plus sans que la police française, la DST, ne procède à des arrestations et à des perquisitions chez des Arméniens. Derniers faits en date : les déclarations de Roland Dumas publiées dans le quotidien turc Cumhuriyet, le 13 janvier. Le ministre des Relations extérieures y exprime à nouveau son attachement à l’amitié séculaire unissant la France et la Turquie, les intérêts communs des deux États, la volonté du gouvernement socialiste de faire échec au “terrorisme arménien” et la relativisation politique de la reconnaissance du génocide arménien à une simple question d’histoire, sur laquelle la lumière reste à faire. »
Lire aussi :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire