jeudi 22 juillet 2021

L’arménophilie-turcophobie de l’hebdomadaire vichyste « Gringoire »

 


 

Nicolas Roussellier, « Gringoire », dans Jacques Julliard et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Le Seuil, 2009, pp. 667-668 :

« Gringoire prend parti [en 1935-1936] contre les sanctions et pour la défense de l’Italie fasciste (Raymond Recouly). L’occasion lui est donnée d’aiguiser un argument qui se répètera et se radicalisera jusqu’en 1939 : une politique de fermeté inconsidérée est synonyme de risques de guerre. […]

Haine de la gauche, xénophobie et antisémitisme convergent pour nourrir un mythe du complot à plusieurs têtes : les juifs sont accusés de vouloir la guerre contre Hitler, d’encourager le communisme qui attise le désordre social intérieur, désordre lui-même aggravé par l’immigration (“Chassez les métèques” du 10 novembre 1938). […]

Il [Gringoire] embrasse totalement, à partir de juin-juillet 1940, le parti de l’armistice et de la “Révolution nationale”. »

 

Henri Béraud, « Et les juifs ? », Gringoire, 23 janvier 1941, p. 1 :

« Serons-nous pour ou contre les juifs ? Resterons-nous indifférents ? Nous défendrons-nous ? D’un mot, est-il bon, est-il juste, est-il raisonnable de se dire antisémite ? M’étant posé la question, je réponds : en conscience, oui, il faut être antisémite. Avec des nuances, avec d’honorables exceptions. Mais il faut l’être parce qu’on n’a plus le choix ; il faut l’être malgré nous ; il faut l’être pour obéir à ceux-là même qui nous y contraignent, et qui sont les mauvais juifs ; il faut l’être malgré nos admirations et nos amitiés ; il faut l’être parce que le salut de la France est à ce prix. […]

Il [le « problème judéo-français »] existe même au point qu’il a donné naissance à des lois [celle créant une commission visant à annuler des naturalisations et celle instituant un statut des Juifs, discriminatoire, même contre ceux appartenant aux familles devenues françaises de plein droit pendant la Révolution]. Ces lois nécessaires ne sont pas des lois impitoyables. Encore moins des actes de vengeance. On a voulu rendre au pays ses droits, qui sont des droits d’héritage. […]

Au mal que nous ont fait les juifs, nous ne répondrons pas par le mal. Ainsi le veut notre nature et la religion dans laquelle nous avons grandi. Mais l’heure est venue de nous défendre. Plus qu’aucune autre nation, la France a souffert de ce qu’il faut appeler l’enjuivement d’un peuple.

Ils nous ont coûté cher. Si cher qu’on tremble d’en savoir le prix. Ce que certains prévoyaient, l’expérience Blum, avec son terrible résultat, le dévoile à tous les yeux. Une perversité orientale, le goût du désordre et l’esprit de destruction, voilà ce qui nous a conduits où nous sommes [rappelons ici que c’est le Front populaire qui a débloqué les crédits nécessaires au réarmement de la France, à partir de 1936]. Il est clair que le juif est l’ennemi-né des traditions nationales, qu’il n’est ni soldat, ni ouvrier, ni paysan. Comment serait-il digne d’être un chef ? »

 

« La République turque a 21 ans », Gringoire, 12 novembre 1943, p. 3 :

« Prédominance paysanne d’autant plus facile à instaurer que toute l’industrie turque se réduit à la transformation des produits agricoles par un artisanat campagnard, qui ne laisse pas de place pour un prolétariat urbain [exagérée pour les dernières années de l’époque ottomane, cette affirmation n’est qu’un boniment pour la Turquie de 1943, après l‘industrialisation de l’entre-deux-guerres, ce qui traduit un certain mépris des Turcs].

Et pour parfaire cet ensemble révolutionnaire, un racisme exaspéré [exaspéré, donc non « raisonnable », contrairement au racisme vichyste selon Gringoire : voir ci-dessus], amenant la suppression, par l’expulsion et même le massacre (tel celui de 800 000 Arméniens coupables d’avoir collaboré avec les Anglo-Français) de tout ce qui n’était pas foncièrement turc c’est-à-dire des Grecs, des Arabes, des Juifs, des Arméniens, en même temps que, bon gré, malgré, faisaient retour à la mère-patrie toutes les colonies turques installées en Grèce (380 000), en Roumanie (81 000), en Bulgarie (69 000), en Syrie, à Chypre, en Crimée, en Pologne, en Égypte [outre les contrevérités flagrantes, l’article accumule ici en quelques lignes les télescopages chronologiques, pour diaboliser la République turque et dire que les méchants racistes, ce sont les autres, turcs en l’occurrence].

Jamais sultan n’avait osé agir aussi autocratiquement que ce parlement démocratique [cet adjectif est à noter : la « dictature » kémaliste n’est pas une bonne dictature pour Gringoire, puisqu’elle est de forme démocratique] qui en droit peut destituer sur l’heure tout le pouvoir exécutif, y compris le Président de la République, mais qui en fait subit la dictature morale d’Ismet Inonu, comme il a subi celle d’Atatürk son prédécesseur.

Et c’est ce racisme au nom duquel s’est faite la Révolution turque qui a peut-être valu, à la jeune république, de se tenir à l’écart de la guerre présente. N’est-ce pas, en effet, par répugnance à voir se réincorporer à elle des éléments non-turcs (ses ex-sujets arabes, grecs, bulgares, tartares, syriens ou russes) que la Turquie a résisté à l’appât d’une récupération possible de ses territoires d’antan, récupération qui aurait été le prix de sa co-belligérance [aux côtés, par exemple, de l’Allemagne nazie, avec laquelle Gringoire prône justement, à cette époque, la collaboration] ? »

 

Ce n’est pas un hasard si Philippe Henriot, le plus virulent des éditorialistes de Gringoire, était lié, dans les années 1930, à Léon Guerdan, dirigeant du parti nationaliste arménien Ramkavar.

 

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