« La réalité des massacres, et même leur ampleur ne sont mis en
question par personne, y compris en Turquie. En fait, la controverse porte sur
trois points principaux, de nature fort différente. En premier lieu, le chiffre
d’un million et demi de victimes qui figure sur le monument commémoratif de
Marseille, et qui est rituellement répété, est aujourd’hui rejeté par de
nombreux historiens, proches ou non des thèses officielles turques. Loin d’être
le plus minimaliste, le démographe américain Justin McCarthy, par exemple,
estime que l’ensemble des Arméniens d’Anatolie ne dépassait pas un million et
demi de personnes à la veille du conflit mondial, et que, compte tenu du
chiffre des rescapés, environ 600 000 Arméniens auraient péri en Anatolie en
1915, soit près de la moitié de la communauté [4].
Deuxième point : il y eut aussi de très nombreuses victimes parmi les
musulmans tout au long de la guerre, du fait des combats mais aussi des actions
menées contre eux par des Arméniens, dans un contexte de rivalité ethnique et
nationale [5]. S’il y a des victimes oubliées, ce sont bien celles-là, et les
Turcs d’aujourd’hui sont en droit de dénoncer la partialité de l’opinion
occidentale à cet égard. Est-ce parce qu’il ne s’agissait que de musulmans qu’on
les néglige, ou bien parce qu’on estimerait implicitement que le succès final
de leurs congénères les prive du statut de martyrs ? Quel regard porterions-nous
donc sur les mêmes faits, si les choses avaient tourné autrement, si les
Arméniens avaient finalement fondé, sur les décombres ottomans, un État durable
en Anatolie ?
Mais le dernier point, crucial, du débat, par ses implications juridiques
et politiques, est de savoir si les massacres perpétrés contre les Arméniens le
furent sur ordre du gouvernement jeune-turc, si les transferts n’ont été qu’un
leurre pour une entreprise systématique d’extermination, mise en œuvre selon
des modalités diverses, mais décidée, planifiée, téléguidée au niveau
gouvernemental, ou si les Jeunes-Turcs furent seulement coupables d’avoir
imprudemment déclenché des déplacements qui finirent en hécatombes. Le seul
fait de poser la question peut sembler absurde et scandaleux. Il est vrai que l’implication
étatique est un préalable à la pleine application à la tragédie arménienne du
terme de génocide, tel qu’il a été forgé en 1944 et défini par le procès de
Nuremberg et la convention des Nations Unies de 1948.
Il faut pourtant admettre qu’on ne dispose pas jusqu’à présent de preuve de
cette implication gouvernementale. Les
documents produits par les Arméniens, des ordres de Talaat Pacha, ministre de l’Intérieur,
et d’autres hauts officiels ottomans ordonnant explicitement le massacre des
hommes, des femmes, et des enfants arméniens, désignés comme “documents
Andonian”, du nom de leur éditeur, n’étaient que des faux, comme la critique
historique l’a prouvé par la suite [6]. […]
Au demeurant, quels que soient les indices qu’on estimera pouvoir en tirer
en faveur d’une implication du gouvernement ottoman, il restera à expliquer
comment dans le même temps les autorités d’Istanbul dénonçaient les exactions
commises contre les Arméniens, en interdisaient le renouvellement, traînaient
les coupables devant des cours martiales. On a ainsi connaissance de 1 397 cas de condamnations d’agents
ottomans pour crimes contre les Arméniens, dont des condamnations à mort [9]. »
Pierre Chuvin,
« Mauvais procès contre un historien », Libération, 6 janvier 1999 :
« Monsieur Gilles Veinstein, historien de la période classique de l’Empire
ottoman (XVIe-XVIIIe siècles), vient d’être élu au
Collège de France. Selon le rituel de cette institution, l’élection s’est
déroulée en deux étapes séparées par plusieurs mois : décision sur un programme
d’études présenté par le candidat, élection nominative du candidat.
Malheureusement pour lui, M. Veinstein ne s’est pas contenté de publier des
archives de cadis ottomans ou des synthèses, d’ailleurs remarquables, sur la
grande époque de Soliman. Aussi son élection, après avoir entraîné un tir de
barrage intense dans les couloirs d’une institution qui, malgré plus de six
mois de pressions, n’a pas cédé, est-elle maintenant soumise par Libération au tribunal de l’opinion
publique.
Qu’a donc fait M. Veinstein ? Il est intervenu pour appeler à un examen
dans son contexte historique de la tragédie qui a frappé les Arméniens de l’Empire
ottoman au printemps 1915. Il est intervenu à ce sujet une fois et une seule,
mais ce fut apparemment beaucoup trop, et assez pour que ses détracteurs
parlent au pluriel “des écrits” de M. Veinstein, comme s’il n’avait fait que
cela. En avril 1995, sur deux pages de la revue l’Histoire, dans un dossier
consacré tout entier aux événements de 1915, il a en effet accepté de présenter
le point de vue d’un “ottomanisant”, sachant que son article serait suivi d’une
contribution d’Yves
Ternon réaffirmant avec énergie qu’il y a bien eu, en 1915, crime de
génocide sur le peuple arménien, commis sur ordre du Comité Union et Progrès
alors au pouvoir à Istanbul.
Cela suffit-il à faire de M. Veinstein le négateur du génocide arménien ?
La cause ne devrait pas avoir à être plaidée : il suffit de lire sa
contribution pour voir qu’elle contient ni négation du drame ni remise en cause
de son ampleur. Or, il est l’objet d’une
violente campagne de dénigrement, fondée fort peu sur ce qu’il a dit et surtout
sur les intentions qu’on lui prête : ne le voilà-t-il pas suspecté d’être “arrosé de subventions” par le gouvernement turc, par madame Coquio [enseignante de littérature, qui ne
fréquente pas les archives et ne connaît rien à l’histoire ottomane], qui a
toutefois l’honnêteté d’avertir qu’“aucune pièce n’atteste que les turcologues
français jouissent de ces faveurs” ? Accusé d’avoir dirigé un livre sur les Ottomans et la Mort où il n’est pas
question du sort des Arméniens ? On me pardonnera de penser qu’il aurait été
totalement déplacé de traiter d’événements dont le détail est insoutenable à
côté des rituels funéraires des sultans et de la “mort”-extase des mystiques. »
Olivier Roy, « Le
savoir, le droit et le sacré », Esprit,
février 1999, p. 224 :
« Pour moi, cette campagne n’a de fonctionnalité que symbolique :
elle marque un interdit, un espace du sacré. La vérité qu’elle défend n’est pas
une vérité historique (car celle-ci a les moyens de se dire et de se défendre),
c’est une vérité de foi. On ne punit ni une fraude, ni un mensonge, mais une
transgression. Et c’est cela qui est dangereux, pour deux raisons : on remplace l’intelligence par la foi et on
l’impose par un effet de “terreur”. Oh, il ne s’agit pas de violence
physique, mais de celle qui permet d’ériger un
tabou, ce à quoi on ne touche pas. Car il y a de la violence dans cette
campagne (dont ne voit d’ailleurs que l’aspect public et écrit : mais il y
a les coups de téléphone, les affirmations qui ne peuvent être démenties ou
commentées parce que jamais publiées, etc.) »
Pierre Vidal-Naquet, « Sur
le négationnisme imaginaire de Gilles Veinstein », Le Monde, 3 février 1999 :
« Or tout a été fait [par les
nationalistes arméniens], après la définition de la chaire d’histoire
turque et ottomane au Collège de France, pour disqualifier celui que l’on
savait être le candidat. En vain a-t-on espéré que, une fois l’élection
acquise, l’Institut désavouerait le Collège. Voici maintenant qu’on fait appel
au pouvoir politique pour annuler une décision universitaire. Tout cela à coups d’injures et de
calomnies.
La loi Gayssot, que j’ai toujours condamnée, avait au moins le mérite de
combattre des négationnistes
authentiques. Qu’elle ait eu des effets pervers a été démontré par l’affaire
Garaudy. Un livre aussi nul que celui de ce vieux stalinien n’aurait eu, sans
la loi Gayssot, aucun écho. On assiste aujourd’hui à un autre effet pervers,
mais il s’agit, cette fois, d’un négationnisme imaginaire. »
Pierre Vidal-Naquet, « Réponse
à Yves Ternon », Le Monde, 3
décembre 1999 :
« La solidarité
communautaire, le poids de la mémoire n'autorisent pas l'emploi d'arguments
qui, à la limite, détruisent la cause qu’ils prétendent servir. »
« Arméniens »,
Le Monde, 5 décembre 1999 :
« La leçon inaugurale de Gilles
Veinstein au Collège de France a été troublée, vendredi 3 décembre, par des
militants du Comité du 24 avril 1915, “regroupement des associations
arméniennes de France” pour la “commémoration du génocide”. Dans un tract
distribué à l’entrée du Collège, ceux-ci ont reproché au spécialiste de l’histoire
de l’Empire ottoman de persister “à cultiver le doute en prétendant qu’on ne
dispose pas de preuve suffisante de la décision gouvernementale de l’extermination
du peuple arménien”. Le mathématicien et historien [sic] de l’Arménie Claude Mutafian [qui considère comme une source sérieuse l’agent fasciste Paul du Véou,
obsédé par les théories du « complot judéo-maçonnique » derrière le
Comité Union et progrès et le kémalisme] a tenté de lire à la tribune une
déclaration contestant la validité de l’élection de M. Veinstein (voir “Le
Monde des livres”, dans Le Monde du 3
décembre). »
Site
(fermé depuis) du Comité de défense de la cause arménienne (affilié à la Fédération
révolutionnaire arménienne, FRA, parti national-socialiste),
mai 2000 :
« En 1998, Gilles Veinstein est élu au Collège de France à la Chaire
de Turcologie […]
Ce dernier est venu donner un cours à la Maison Méditerranéenne des
Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence le 12 mai 2000. Le CDCA était là pour l’accueillir
!
A l’initiative du Comité de Défense de la Cause Arménienne Marseille
Provence et du Nor Seround (Nouvelle Génération Arménienne), un cours de Gilles
Veinstein a été perturbé par une trentaine de personnes. Gilles Veinstein qui
refuse de reconnaître le Génocide du peuple arménien de 1915 et qui minimise
les chiffres des victimes devait donner un cours à la Maison Méditerranéenne
des Sciences de l’Homme (M.M.S.H.) le 12 mai dernier. Quelques minutes après le
début du cours, 2 membres du CDCA Marseille Provence se sont levés pour
distribuer un document de 5 pages expliquant "l’affaire Veinstein". Le service de sécurité de l’Université a
tenté de maîtriser énergiquement et d’exclure ces 2 personnes, mais c’était
sans compter sur les autres arméniens présents. Un brouhaha a suivi où Gilles
Veinstein a été apostrophé. Il a préféré quitter la salle ne souhaitant pas
s’expliquer sur sa position. Une rapide entrevue avec les responsables de la
MMSH présents a débouché sur l’annulation
du cours de Gilles Veinstein ainsi que son départ de l’enceinte
universitaire. »
« L’actualité à Marseille —
Veinsein persiste mais en vain », Haïastan (journal édité par la branche de jeunesse de la FRA),
juin 2000, p. 10 :
« Vendredi 12 mai 2000, la Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence
accueillait M. Gilles Veinstein, professeur [d’histoire
ottomane] au Collège de France, pour un cours sur “Sultanat et califat dans
l’Empire ottoman” [aucun rapport avec la
question de 1915, donc]. Dans l’assistance, sont présents des historiens,
chercheurs et étudiants, mais aussi, pour son tiers des Arméniens.
Le CDCA Marseille, la FRA Nor Seround [organisation
de jeunesse de la FRA] sont présents, dispatchés discrètement dans la salle
et sont fermes et unanimes : M. Gilles Veinstein ne fera pas son cours. Il est inconcevable
[sic !] de laisser un homme faire à
travers un cours la propagande politique d’un empire signataire de l’extermination
du peuple arménien en 1915.
Ce
négationniste du génocide
arménien refusait par ses écrits [sic
: un seul article] parus dans la revue L’Histoire d’avril 1995 l’emploi du
terme “génocide”. Il reste perplexe quant à l’exactitude du chiffre des
victimes arméniennes, revendique la reconnaissance des “victimes
oubliées” (les victimes
turques) [notons au passage le mépris
exprimé par les guillemets] et discute “l’implication du gouvernement turc
de l’époque”. Par conséquent, il remet en cause la crédibilité des nombreuses
preuves apportées, entre autre [sic :
faute d’orthographe maintenue ici] le
télégramme de Talat Pacha qui stipule l’extermination totale du peuple
arménien au sein de l’Empire ottoman.
[…]
À la question “Monsieur Veinstein, quel est votre prix ?”, accompagnée d’une
pluie de pièces de cinq centimes, l’orateur se cacha dans une autre pièce. »
Norman Stone (professeur d’histoire
à l’université d’Oxford, puis à l’université Bilkent), « Armenia and Turkey », Times Literary Supplement, 15 octobre
2004 :
« Le très court essai de Veinstein dans L’Histoire d’avril 1995 est un résumé admirablement impartial du
débat et de son objet. »
Philippe-Jean Catinchi, « Gilles
Veinstein, historien, spécialiste de l’Empire ottoman », Le Monde, 12 février 2013 :
« On n’imaginait pas qu’une œuvre si solide pâtisse d’un discrédit
médiatique. C’est cependant ce qu’il advint lorsque Veinstein fut pressenti
pour le Collège de France. Exhumant l’article d’un dossier consacré trois ans
auparavant au "massacre des Arméniens" dans la revue L’Histoire (avril 1995), d’aucuns s’indignèrent
que, sans nier le crime de masse de 1915, le savant refuse de le qualifier de
"génocide", jugeant que la préméditation et la planification des
massacres par l’autorité ottomane ne sont pas irréfutablement établies. Sans
doute Veinstein paya-t-il là son soutien à l’historien Bernard
Lewis, qui avait, en 1993, évoqué dans Le
Monde une "version arménienne" de cette tragédie…
Quoi qu’il en soit, le moment de la consécration fut terni par cet
affrontement polémique – même si nombre
d’historiens, tant orientalistes (Robert Mantran, Louis Bazin, Maxime Rodinson)
que pourfendeurs du négationnisme (Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet),
soutinrent publiquement le nouvel élu, qui resta blessé par le score
étriqué de sa cooptation (18 oui, 15 non et 2 blancs).
Au Collège comme à l’EHESS, Veinstein manifeste la même volonté d’éclairer
la complexité des héritages et des événements contemporains. Mais rien n’y
fait. La blessure de 1998 ne se referme
pas et le laisse, assurent ses proches, physiquement affecté. »
Remarquons ici que des universitaires non juifs, tels que Robert Mantran,
Louis Bazin, Paul Dumont, Marc
Ferro, Xavier de Planhol, Odile Moreau, etc., qui ont défendu des thèses
similaires à celles de Gilles Veinstein (et, dans le cas, notamment, de Xavier
de Planhol et a fortiori Marc Ferro, sur un ton bien plus ferme) n’ont jamais
eu à subir la même hystérie haineuse que Gilles Veinstein et Bernard Lewis, ou
plus tard que Pierre
Nora, lesquels se trouvent, eux, être juifs. De la même manière, Robert
Badinter a subi, en plus d’attaques explicitement
antisémites, un déferlement de haine qui n’a jamais atteint un tel degré
pour d’autres adversaires (non juifs) des projets
de censure légale sur la question de 1915, par exemple Josselin de Rohan (bien plus
véhément, pourtant…), Françoise
Chandernagor, Michel Diefenbacher, Gwendal
Rouillard, Bariza Khiari, Gaëtan Gorce, Jean-Jacques Hyest, etc.
Lire aussi, sur le terrorisme intellectuel de la FRA et d’autres
nationalistes arméniens :
L’affaire
Bernard Lewis (1993-1995)
Un
nostalgique de l’ASALA menace de mort des journalistes français
Les
violences commises par des manifestants arméniens à Paris et Los Angeles
(juillet 2020)
Sur les indignations sélectives des nationalistes arméniens et de leurs
perroquets :
Les
massacres de musulmans et de juifs anatoliens par les nationalistes arméniens
(1914-1918)
Le
« négationnisme » d’Yves Ternon et Pierre Tévanian
Turcs,
Arméniens : les violences et souffrances de guerre vues par des Français
1917-1918
: la troisième vague de massacres de musulmans anatoliens par les nationalistes
arméniens
Nationalisme
arménien et nationalisme assyrien : insurrections et massacres de civils
musulmans
Sur les Arméniens ottomans durant la Première Guerre mondiale :
1914-1915
: la mobilisation du nationalisme arménien au service de l’expansionnisme russe
La
nature contre-insurrectionnelle du déplacement forcé d’Arméniens ottomans en
1915
Le
grand vizir Sait Halim Pacha et les Arméniens
Hamit
(Kapancı) Bey et les Arméniens
Le
rôle des Arméniens loyalistes dans l’Empire ottoman durant la Première Guerre
mondiale
Le
loyalisme constant de Manuk Azaryan envers les Turcs
Artin
Boşgezenyan : un Jeune-Turc à la Chambre des députés ottomane
Florilège
des manipulations de sources dont s’est rendu coupable Taner Akçam
Sur l’historiographie nationaliste arménienne en France :
L’antijudéomaçonnisme
de Jean Naslian, référence du nationalisme arménien contemporain
L’approbation
du terrorisme par les polygraphes de la cause arménienne
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